L'îlle, 2100

21/09/2022

L'Îlle est une herbe balayée par un vent nouveau.

L'Îlle est traversée de veines vertes et fluviales aux mille fragrances.

L'Îlle est une métropole de ton passé qui a su te dépasser.

L'Îlle est L'Isle puis Lille.

Pour le meilleur, grand-mère.

Elle a quitté sa retraite champêtre au crépuscule de sa vie. Un mail de sa petite-fille l'a poussée hors de sa campagne.

« Viens voir ta ville, juste une après-midi. »

Ma ville ? Non. Sa chambre à gaz confortable aux saveurs gourmandes, où la bière coulait de pinte en pinte et l'odeur du maroilles titillait les narines de sa jeunesse, lorsqu'elle passait devant les fromageries aux vitrines peuplées de rondeurs lactiques. Sa Grand' place qu'elle parcourait de long en large, qu'elle avait connue, petite, avant qu'elle ne devienne piétonne, quand les voitures roulaient encore à toute vitesse sans prendre gare au poison invisible qui s'échappait de leurs carcasses gargantuesques. Sa prison dorée, qui feignait l'ignorance, en tuant chaque année près de deux mille personnes de son air soucié. Son père.

Un bang soudain d'un TGV en sens inverse la tire de ses pensées. La vieille dame lève ses yeux noirs vers le paysage, à travers la vitre de son wagon. Des éoliennes, partout. Parfois, de grandes pyramides noires, qui cassent la ligne régulière située à des kilomètres, à travers les plaines du Nord. Les terrils. Les rares où la nature est encore rejetée, vestiges préservés du passé minier de la région. Son père est mort sur un lit d'hôpital. Son grand-père, mineur, au pied d'une de ces montagnes menaçantes, après un coup de grisou. « Dans la famille, vous ne manquez pas d'air, sauf lorsque vous en avez le plus besoin. » D'aucuns se seraient vexés, elle a ri aux éclats après la remarque de son mari, resté dans leur maison d'Étretat.

Des années auparavant, elle avait fui, et elle n'était pas la seule. L'exode urbain. Le ras-le-bol général, rendu possible grâce au télétravail et à une robotisation florissante. Des citadins quittant la ville par peur de mourir comme des fumeurs passifs, à faire du vélo derrière des voitures, à vivre dans le bruit, entassés sur des kilomètres carrés, à manger des produits sur-transformés. Elle parle librement à son mari de ce traumatisme. Sa parole s'est libérée avec les années. Originaire de la campagne normande, elle l'a rencontré là-bas, après sa fuite. Le couple avait passé des années paisibles, subsistant de rien, vivant à deux, puis à trois, à quatre, puis de nouveau à deux. Loin du bruit de la ville.

Mais ce trajet, elle doit le faire seule. Sa petite-fille l'attend. Lille... Non, L'Îlle... aussi. Cette ville qu'elle a rejetée de toutes ses forces pour l'avoir trahie. Ce monstre de béton et de pierre, de pavé et de chair, qu'elle a quitté en espérant ne jamais y revenir.


D'un geste, elle allume la dalle tactile du dossier qui lui fait face. Le système la connecte automatiquement à son espace de travail. La centenaire vérifie son rythme cardiaque. Avec un soupir fatigué, elle regarde le trajet qu'il lui reste. Moins de trente minutes. Juste le temps d'une sieste. Ses yeux se ferment sans plus attendre, laissant tomber un châle noir sur les couleurs du paysage qui défile.

« L'Îlle des Flandres. Vous êtes arrivés en gare de l'Îlle des Flandres. »

Son cœur s'active progressivement, alors que son esprit émerge. Elle a dormi d'une traite, d'un sommeil sans rêve. L'esprit prépare-t-il le corps à mourir en le privant de ses songes ? Sa réflexion est balayée par la scène que lui offre la fenêtre de son wagon. De l'herbe, partout. Pas coupée au ras et parsemée de marguerites. Blanc, jaune et vert. De simples chemins sont tracés à l'équerre à travers le gazon, qui s'immisce jusqu'entre les rails, tout le long des quais. Sur le marchepied, elle s'arrête, émerveillée. Un passager lui tapote l'épaule : « Madame, vous avez besoin d'aide ? » La vieille dame ne répond pas et se presse de descendre sur le quai.

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Le silence.

Seulement troublé par le vent qui s'engouffre dans la gare. Les vieilles poutres de métal sont là, entourées d'un lierre nouveau, qui ne semble faire qu'un avec la forêt de fer. Derrière la masse végétale, elle aperçoit la toiture de verre plus claire que dans ses souvenirs. Une effluve de fraîcheur, d'herbe coupée, lui emplit ses narines pourtant de moins en moins enclines à s'émerveiller. Le sol est recouvert de pierres concassées, agréable pour ses pieds endoloris.

 — Mamie ! Je suis là ! l'apostrophe une jeune femme.

— Tu crois quoi, ma jolie, que ta grand-mère gâteuse ne voit plus rien ? Je t'ai repérée dès que je suis descendue du train, ment-elle en prenant sa petite fille dans ses bras. Tu m'as manqué, tu sais ? Tu viens moins qu'avant. Tu manques aussi à ton père.

Les boucles blondes de sa petite embaument d'un franc arôme de coco, tandis que cette dernière resserre son emprise sous le coup de l'émotion.

— Je sais bien, mais il sait tout le travail que j'ai à faire ici... L'Îlle a bien changé ! Je suis si contente que tu sois venue.

Saisissant sa valise, la jeune femme lui montre le sol et l'herbe, qui évite soigneusement les chemins de débarquement. Elle lui explique que la ville a voulu végétaliser partout où il était possible, provoquant la colère de certains, qui se plaignaient des insectes revenus en masse. Aujourd'hui, le miel de la ville fait la fierté de ses habitants, la qualité de l'air et la beauté des fleurs aussi.

— J'ai quelques trucs à finir au cabinet d'urbanisme avant de pouvoir te rejoindre... on se retrouve à Grand' Place ? lui demande-t-elle, en lui jetant un regard désolé.

— Occupe-toi de tes responsabilités et laisse ta pauvre ancêtre se perdre en paix, lui assène sa grand-mère en souriant.

De nouveau seule sur le parvis de la gare, elle inspire. Le végétal est partout. La rue Faidherbe est aussi dégagée que dans ses souvenirs, mais des tilleuls ont été plantés pour apporter une ombre bienveillante pour contrer la chaleur de ce mois d'avril, supérieure aux normales de saison.

Si « normales » veut encore dire quelque chose.

En remontant la grande rue, elle retrouve le silence, qui l'englobe et la réconforte face au bouleversement de ses souvenirs. Les badauds parlent presque en chuchotant. Ils n'ont plus besoin de couvrir le bruit des voitures : les moteurs thermiques ont disparu, quelques électriques résistent encore.

Déjà, à son époque, les vélos commençaient à se multiplier, mais il était toujours dangereux de se balader en ville s'il n'y avait pas de pistes cyclables. Avec l'abaissement de la vitesse dans les villes et le développement des transports en commun, seules les situations exceptionnelles poussent encore les Lillois à prendre leur voiture. Autour d'elle, les piétons partagent la route avec les quelques voitures et les nombreux vélos.

Un tintement continu dans son dos l'arrête quelques mètres avant d'atteindre l'opéra.

Bouche bée, elle regarde passer un, puis deux, puis des dizaines de vélos. Mais leurs conducteurs sont dos à la route et discutent entre eux, sans s'occuper de la direction que prend le vélo, ni même pédaler.

Une rapide recherche sur internet l'éclaire. Des Vélotonomes. Un pur produit de low-tech, un fin équilibre entre bois et métal, basé sur l'intelligence artificielle et l'énergie électrique. Une merveille d'innovation que ses yeux d'ingénieure à la retraite ne peuvent qu'admirer, qui sillonne à toute vitesse les rues des grandes villes du monde pour amener leur passager à destination. Une fois déposés, les Vélotonomes partent à la recherche d'une autre personne à conduire. Certains semblaient transporter des marchandises sur de grandes palettes.

Hypnotisée par ce ballet cyclistique, la grand-mère avance sans réfléchir. Elle réalise qu'elle est arrivée naturellement à Grand-Place, le cœur névralgique de Lill... L'Îlle. L'artère hyperactive charrie son flot ininterrompu d'individus, pour mieux les répartir entre le quartier Euralille, la vieille ville, Vauban, République et les quartiers sud. Sa mémoire reconnaît la scène, bien que pour un vendredi, la foule est plus dense que ce qu'elle avait connu.

Avec un sourire satisfait, elle s'assied sur le marbre qui entoure la fontaine centrale, entre un jeune homme habillé comme un actif de quarante ans et une jeune militante climatique toute souriante. La colonne de la Déesse est un point de rencontre intemporel. Lorsqu'elle était encore ingénieure, c'était au pied de cette statue guerrière qu'elle attendait son père pour leur rituel caféiné après ses travaux pratiques du samedi matin. D'un ventricule à un autre, le souvenir comme la vieillesse enserrent sa poitrine. Elle a de plus en plus de mal à respirer.

Tu savais dans quoi tu te lançais en entreprenant ce voyage.

— Mamie ça va ?

Son regard vague s'échappe du torrent mémoriel glacé duquel elle peine de plus en plus à s'extraire. L'aura flamboyante de sa petite-fille la reconnecte rapidement au réel. Ignorant sa question, elle se lève de la fontaine et époussette d'un revers de main son chemisier.

 — Pour un vendredi, il y a énormément de monde dans les rues. Les gens sont en vacances ? 

— Ah quand tu disais que tu ne suivais plus l'actualité, ce n'était vraiment pas une blague, s'esclaffe sa petite-fille en la prenant par le bras, tu pourrais quand même lire ce que je t'envoie...

Au gré des ruelles de la vieille ville, elle lui détaille les réussites des nouvelles gouvernances instaurées des années auparavant : avec l'exode urbain, les grandes villes qui avaient perdu de leurs influences nationales ont développé une forme de politique participative. Les villes de plus d'un million d'habitants ont obtenu des droits fédéraux, dans la continuité logique de la décentralisation et régulièrement, des assemblées plénières ont lieu dans les quartiers pour débattre des politiques publiques à adopter.

Poussée par les Lillois, l'idée d'une semaine de quatre jours a fait son chemin parmi les autres agglomérations et intercommunalités rurales représentées pour finalement être adoptée sur tout le territoire français. Le chômage a chuté depuis lors, résultat d'un calcul simple : moins de jours de travail pour un salarié signifiait plus d'embauches.

— Voilà pourquoi il y autant de monde dans les rues un vendredi... il n'y a que moi pour passer au bureau sur mes jours de repos, s'amuse la jeune urbaniste.

Des fragrances délicates et puissantes pénètrent brusquement leurs narines et interrompent leur conversation. Des senteurs ignorées d'aucun Lillois. Des gaufres aplaties, cerisées ou vanillées du Vieux-Lille. Religieusement, les yeux humides, la grand-mère ralentit et s'arrête devant la vitrine bleue-nuit de la pâtisserie. Les couleurs des gâteaux semblent rayonner de l'intérieur, octroyant à la devanture le rang de la plus belle de L'Île.

Elle n'est pas née dans la vieille ville, et ses parents n'auraient jamais eu les moyens d'y habiter. Mais, tout comme l'air que l'on respire, personne ne peut faire payer les odeurs des hauts-quartiers. Elle a passé toute son enfance à vadrouiller dans les rues pavées, le nez en l'air, à capter les arômes de miel, de vanille, de bière, parfois toutes mêlées au sein d'un welsh servi en terrasse. Les gaz d'échappement ne prennent plus le dessus.

— C'est vrai que c'est vachement bon, je n'en mangerais pas cinquante mais...

Avant même qu'elle n'ait pu finir sa phrase, sa petite-fille, la bouche pleine de gauffre, la regarde éclater de rire, médusée.

— Je ne connais pas une seule personne qui n'ait pas dit ça à propos de ces gaufres... beaucoup trop sucrées, se justifie-t-elle entre deux hoquets. Et dire qu'on paye ça le prix d'un welsh !

Avec un sourire attendri, la jeune femme la guide à travers les rues étroites. Une autre senteur curieuse vient remplacer subtilement celle de la pâtisserie, sans qu'elle arrive à mettre un nom dessus. Sa vue prend le dessus sur son odorat, stimulée de toute part.

Des bâtiments colorés, mêlant moderne et ancien, entre rénovation absolue et innovation totale. Des plantes qui se poursuivent le long de barres de métal, sautent pour atteindre un colombage en bois, avant de s'élever sur des mètres et des mètres en suivant le bambou décoratif d'une immense tour parasol. Cette dernière, comme ses consœurs, fournit ombre et logement sans empiéter sur la surface au sol, en plein cœur du Vieux-Lille.

La jeune urbaniste surprend son regard perplexe.

— On a appris à délaisser nos a priori en matière d'architecture. Comme la pyramide du Louvre ou la flèche de Notre-Dame à ton époque, toute alliance entre moderne et ancien avait, il y a peu, tendance à cristalliser les tensions. Mais maintenant que rénover pour baisser notre empreinte carbone est devenu vital, on s'est habitué à conserver l'ancien en l'agrémentant de neuf.

Sceptique de prime abord, la centenaire commence petit-à-petit à percevoir l'illogique. Une sorte d'assonance dysharmonique, une explosion d'innovations et d'ancestralité, de pavé technologique, de fer boisé, de pigments augmentés, d'arceaux végétalisés. Partout, la nature s'immisçait, ordonnant cette alliance étrange entre moderne et antique.

Arrivées rue Nationale, s'enquérant de l'absence de publicité depuis son arrivée dans la ville, sa petite-fille lui apprend.

— Les entreprises se sont bien rendu compte que le web était largement suffisant. Pourrir un espace sans personnaliser la publicité était contre-productif et avait plutôt tendance à mettre les consommateurs en rogne.

À la place, des holocompteurs affichent à chaque coin de rue le taux actuel de particules polluantes dans l'air. La meilleure des publicités pour la mairie, qu'elle soit autogérée ou non. L'industrie décarbonée, mise en route dans les années vingt, réduit de manière drastique la pollution : le taux tire vers le neutre. Le parfum fluvial de tout à l'heure, lui, est de plus en plus présent.

— On est déjà au niveau de la Deûle ?, s'étonne la vieille dame.

— Absolument pas.

Le temps se suspend quelques instants, le temps que, l'air gêné, sa petite-fille parvient à l'angle de la rue qui mène aux Quais du Wault. Là, elle se retourne et regarde sa grand-mère, les yeux brillants de fierté.

— Je te présente L'Île.

Sous le choc, elle s'appuie contre le mur de brique.

...

Devant elle s'ouvre une scène tirée de ses rêves les plus fous. Ceux dont elle n'avait jamais osé parler, pas même à son mari, tant sa honte de rêver de sa ville était forte. Les canaux de Lille. L'Isle. L'Isle sur la Deûle. Les kilomètres de canaux, enterrés sous terre pour favoriser l'urbanisation des siècles auparavant, à l'air libre.

Le parc au sud-est des quais a été déplacé et encadre désormais une vaste étendue d'eau, dans le prolongement de l'ancien bassin, d'où partent une dizaine de canaux. La lumière se reflète partout autour, sur les maisons basses, jouant avec le rouge brique et la pierre blanche. Des oiseaux astiquent en continu des poissons colorés, qu'elle aperçoit au loin tant l'eau est limpide.

Sans prêter attention au théâtre animalier, des hommes chargent et déchargent des dizaines d'embarcations étranges qui remontent les canaux, tractés comme des tramways. Des bateaux plus classiques, aux mâts fièrement dressés, patientent sur le bord des quais, amarrés à la hâte.

Sa petite fille balaye de la main tout le tableau en s'avançant vers les quais.

— Du nord du Vieux-Lille à Wazemmes et Moulin, on a rénové et prolongé les anciens canaux sur plusieurs kilomètres. Tous passent par le port du Wault. Un projet pharaonique, mais qui valait le coût.

Tout autour d'elles s'affairent robots et marchands, pour décharger des palettes et les transférer sur des Vélotonomes.

Le projet de canal Seine-Nord, inutile, coûteux et néfaste pour la biodiversité, a été abandonné au profit d'un investissement dans les voies ferrées, lui détaille-t-elle en esquivant un livreur-cargo à l'air pressé. Des TGV nouvelles générations entraînent les marchandises vers les villes. À L'Îlle, la desserte est assurée en périphérie, via les canaux. Elle lui montre du doigt les étranges embarcations, ces longues et plates barques qui remontent les canaux. Les câbles sont alimentés par la force du courant, provoquée par un ingénieux système de pentes.

Pour les matériaux des barques, la ville avait rappelé les origines minières de la région. Du bois et du métal, comme les chariots. Grand-père aurait bien ri en voyant ça sur l'eau. Toute la politique de transport de la métropole avait été repensée. Le déplacement des métros a été optimisé. Ils viennent chercher les habitants désenclavés des communes, dont 90 % habitent à moins de 10 minutes à vélo d'une station.

Aucun Lillois ne se sent plus mis de côté. L'intégralité des quartiers sont traversés par ces canaux, fleuris et végétalisés, qui servent de traits d'union sociaux. Sonnée par l'afflux d'informations, elle s'assoit sur un banc. La fatigue devient de plus en plus difficile à supporter.

— Tu es sûre que tu veux continuer ?


Dans le TGV qui la ramène vers la Normandie, la vieille dame se perd dans ses pensées. Bien sûr que je veux continuer.

Les heures qui restaient ont été occupées à suivre le fil de l'eau, de canal en canal, de Wazemmes à Port de Lille, avant un au revoir au goût d'adieu sur le quai de la gare. Ma petite n'est pas dupe. 


Elle a passé son temps à s'émerveiller des bouleversements de la ville, mais un sentiment d'âpreté lui reste en bouche. Le futur de mes enfants est assuré. Mais face à sa propre inaction, à sa propre fuite, elle se sent de trop. Elle a vécu assez longtemps pour assister aux réalisations d'une nouvelle génération, délaissée face à des défis qu'elle-même n'avait pas osé relever. Une grande lassitude la prend.

Cent années, ça commence à faire.


Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du concours d'œuvres Positive Future de 2021, dont le thème était : « La ville en 2100 ».

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