La créature

30/10/2022

Premier texte écrit dans le cadre du passage du tweet à la nouvelle. Le tweet qui a inspiré cette histoire est à retrouver à la fin du texte.

La pirogue s'échoua dans un long râle sur la plage de sable et de boue. Le petit moteur toussa ses dernières notes de fumée avant de s'éteindre, et Ilévian lâcha la barre avec un soupir de soulagement, le bras raide. Devant eux s'étendait un mur de matière organique composé de larges feuilles vertes, de tronc entremêlés et de lianes subtilement lacées par le hasard du temps passé. Une végétation dense et épaisse est le résultat de la main lourde de l'homme, contrairement à ce que pensent les non-initiés. Un tel mur dans ce secteur inexploré de la forêt était surnaturel.

Les aides de camp commençaient à décharger le matériel. Une main claqua bruyamment la peau flasque d'une cuisse, brisant la symphonie aviaire du biome. Les moustiques ne les avaient pas lâchés du trajet. Ils suffoquaient. L'air était chargé d'humidité, de celle qui rentre par tous les pores de la peau, par les yeux, qui pèse sur les épaules et fatigue les jambes. Ilévian, lui, ne s'était pas plaint une seule fois. À vrai dire, il n'avait pas ouvert la bouche depuis six jours. Ses compagnons savaient qu'il n'y avait rien de personnel dans son comportement. Seulement, la légende contée par son arrière-grand-mère l'obsédait depuis les bancs de l'école, et il touchait enfin au but. La moindre interaction sociale aurait fait exploser toute son excitation, sa fatigue, ses peurs et ses joies, en un maelström dense et brouillon. Il préférait donc se taire, esquissant un sourire de circonstance quand Alicia ou Daniel se lançaient dans des concours de blagues convenues.

Le zoologue avait préparé cette expédition pendant des mois. Une espèce terrestre sur dix vivait en Amazonie, et une seule l'obnubilait. Il avait étudié tous les plus grands textes sur le sujet, parlé aux sommités du milieu, réuni des centaines de témoignages d'autochtones… Mais c'était la réminiscence d'une histoire entendue sur les genoux de son aïeule qui l'avait finalement mis sur la piste de la créature. Il reconnut tout de suite, sur la plage, recouvert de mousse, le rocher brûlé. Son sang ne fit qu'un tour. Avec hâte, il alluma son petit écran jaune. Le GPS désignait leur position d'un léger point rouge, qu'il peinait à voir sous la lumière du soleil couchant. Aucune route, aucune indication, à part le fleuve qui se courbait au fil des aspérités géologiques. Les coordonnées étaient les bonnes, il leur fallait seulement continuer à s'enfoncer à pied.

Mais le camp était déjà monté. Ses compagnons étaient des experts dans leurs disciplines et certains commençaient à griffonner des croquis en observant les plantes qui les entouraient. Ilévian, résigné, s'assit sur un tronc couché recouvert d'algues sèches, au milieu du camp. Kanhok avait déjà donné naissances à des braises avec son briquet en amadou. L'autochtone à la peau ridée se leva prestement à l'apparition de la première flamme, et, avec un grand sourire, rejoignit son petit-fils.

— Ta jarýi serait fière de toi. Enlève cet air soucieux de ton visage ou tu auras la peau sèche bien avant moi, se moqua gentiment Kanhok en le prenant par les épaules. Demain, tu le verras, ça ne sert à rien de se presser ce soir.

Ilévian sourit tristement, ses yeux charbons perdus dans les flammes.

— C'était l'animal qui hantait ses rêves. J'ai peur qu'il m'échappe aussi.

— Tu sais, ce n'était pas seulement l'animal préféré de ta grand-mère, raconta son aïeul, c'était surtout le premier être créé par Tupã. Il maîtrisait le feu, l'air, la terre et l'eau…

— Et la légende raconte qu'il était trop parfait pour parcourir le globe, l'interrompit Ilévian, c'est pour ça qu'il a été cantonné dans la région.

Le reste du groupe s'était joint à eux pour écouter religieusement le grand-père. La plupart étaient des camarades de la faculté d'Ilévian, qui avaient cru en lui et sa recherche. Les individus restants, des habitants de la région, avec qui le jeune homme avait noué des liens d'amitiés au fil de ses enquêtes. La cartographie satellite peinait à référencer cette étendue de la forêt, et il l'avait parcouru de long en large avant de trouver des rumeurs sur l'animal. Depuis plusieurs jours déjà, le groupe s'était mis d'accord pour ne plus cartographier leur trajet. Si l'animal habitait bien ici, ils ne prendraient que quelques photographies, pour éviter d'attirer des individus moins bien intentionnés. Après un repas avalé en quelques bouchées, tout le monde partit se coucher dans les tentes. La journée avait été longue, mais tous n'attendaient qu'une chose : le lendemain.


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Le feu s'éteignait à peine, mais le camp était déjà levé. Les bavardages battaient leur plein tandis que les dernières filtrations de l'eau du fleuve s'achevaient. Les tentes s'enroulèrent en deux tours de main pour être accrochées dans le dos des explorateurs. Ilévian prit la tête de l'expédition. D'après ses calculs, il leur restait plusieurs kilomètres avant d'atteindre son objectif. Ils marchèrent de longues heures en se frayant un chemin à travers la végétation bien trop épaisse. Partout, des fourmis de couleurs retenaient l'attention de l'entomologiste, des oiseaux aux ailes étranges attiraient l'œil de l'ornithologue. Ils firent de nombreux arrêts pour dessiner les espèces découvertes, avant d'arriver dans les profondeurs de la forêt.

Le sol se dénuda soudain de son épaisse toison. Le mur végétal s'arrêtait enfin. Ilévian sentit son cœur battre avec une telle puissance qu'il le ressentait jusque dans ses tempes. Ici, la configuration des lieux était propice à l'espèce. Les arbres montaient si haut qu'ils formaient une canopée assez vaste et épaisse pour voler à l'abri des regards satellitaires. Des petites falaises trouées de cavités permettaient l'apprentissage des plus petits. Partout, des marques de griffures, de crocs, et des écailles perdues, ici et là. Des rochers recouverts de cendres, des traces de feu, dans des secteurs bien délimités. Le son de nombreuses rivières les entourait. Malgré l'envie de consigner formellement ce faisceau d'indices, Ilévian se força à continuer. Le lieu qu'ils cherchaient, Tatachina, leur échappait encore.

Soudain, un épais silence se déposa sur le groupe. Un autre monde les accueillait. Religieusement, les pas s'allégèrent, les bruissements de vêtements s'estompèrent, et tous évitèrent de rompre l'absence de sons. Leurs souffles s'apaisèrent, tandis qu'autour d'eux, la jungle devenait plus intense, plus verte, plus puissante. Au sol, ils virent des racines, multiples, qui sillonnaient entre les arbres. Elles s'irisaient de différentes couleurs et convergeaient vers un seul endroit, une centaine de mètres plus loin. Tout correspondait. Sans même se concerter, le groupe s'arrêta pour laisser Ilévian continuer son chemin, seul. Il jeta un regard hésitant à son grand-père, Kahnok, qui, d'un signe de tête, l'encouragea.

Ilévian était seul. Il ne voyait plus ses compagnons. Le tronc n'était plus qu'à une dizaine de mètres, et il l'écrasait de toute sa grandeur. Au loin, c'était comme une cascade d'émeraude. Les écailles fusionnaient avec la lumière du matin, enroulées autour de la branche solide comme le marbre. Le rayon vert naissait sous ses yeux ébahis, une forme apaisée, loin de toute brutalité. Deux fentes acides les fixèrent.


NB : La nouvelle ci-dessous fait référence à la langue et la mythologie guaranie. Je n'ai aucun lien avec ce peuple. Les mythes décris par Ilévian et son grand-père sont inspirés des histoires guaranies. Tatachina est, pour les guaranis, ce qui composait le chaos primitif, tandis que le dieu suprême, Tupã n'a, dans les histoires portées à ma connaissance, jamais créé une telle créature.

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