Le sandwich

05/11/2022

Un texte écrit dans le cadre du passage du tweet à la nouvelle. Le tweet qui a inspiré cette histoire est à retrouver à la fin du texte.

- Et voici ma p'tite dame !

Les mains tremblantes d'excitation, Anika récupéra le paquet, les yeux brillants, en échange de quelques pièces volées en chemin. Réfrénant son envie de le dévorer, elle prit le temps de s'assoir en face de la roulotte, sur le muret d'une fontaine. Délicatement, elle déposa la serviette blanche sur ses genoux blessés et déballa le sandwich sur cette table de fortune. Elle déglutit difficilement. Sans prêter attention au qu'en-dira-t-on, sa main vint recueillir un peu d'eau du bassin pour apaiser sa gorge enflammée. Après plusieurs gorgées, elle s'intéressa de nouveau à son butin, et prit une profonde inspiration... avant de mordre à pleines dents.

Comment décrire une telle saveur à ses compagnons de prison ? Elle était indescriptible, vous n'aurez donc que les ingrédients : de la moutarde, un cornichon délicatement coupé en deux et disposé sur une saucisse, un peu de cheddar à demi-fondu et du pain toasté, voilà tout. Elle en avait rêvé des années durant, isolée dans sa cage de verre, suspendue parmi tant d'autres numéros.

Autour d'elle, les passants ne voyaient même pas le vendeur ambulant et ses sandwichs, jetant tout juste, pour certains, un regard désabusé à ses guirlandes clignotantes. Ils lui semblaient plus étranges que ses compagnons de cellules. Tristes saules pleureurs, les badauds se tenaient courbés, les yeux rivés sur le spectacle numérique de leurs montres connectées.

Les sirènes de police résonnaient en continu dans le lointain. Un soupir de contentement lui échappa. Elle tentait d'imprimer dans son nez vieillissant la moindre nuance du pain, l'acidité, le sucre et le sel. Sa vie passait du gris à la couleur par à-coup, tandis qu'elle retrouvait l'usage de ses sens. Le sandwich disparu dans son estomac plus rapidement qu'elle ne l'aurait voulu, mais au moins, le goût de désinfectant avait quitté sa langue. Satisfaite, Anika se lécha les lèvres et secoua sa pauvre tenue décolorée, avant de reprendre sa route.

Maintenant qu'elle n'avait plus d'objectifs, elle sentait de nouveau le jugement de la foule, qui s'écartait en maugréant sur son passage. Tache grisâtre au milieu de la carnation parfaite des visages altiers, elle savait son temps compté. Les sirènes du chaos brillaient dans le noir et son visage, bien que torturé, allait finir par alerter. Les bas-fonds de la ville lui manquaient. Ils étaient monstrueux, mélange de pierre ancienne et de métal fondu qui s'associaient pour créer des bâtiments immondes, mais la vie y pulsait sur la saleté, dans l'air vicié, dans les rires des habitants.

Elle n'avait pas le temps de s'y rendre.

Prise d'une soudaine lubie mortifère, Anika se dirigea vers la place principale. Elle aurait pu retrouver le chemin les yeux fermés, mais elle se perdit dans le tourbillon de la ville-monde. Un marché nocturne imprévu attaquait ses sens de toute part. Tous les étals étaient alignés de la même manière, mais chacun brillait intensément. Les fruits et légumes triés par couleur attiraient le regard, des senteurs épicées emplissaient ses narines, se déposaient sur sa peau, comme une couverture réconfortante. Elle réfréna son envie de voler un étalage de tomates séchées.

Une fois sortie du marché, Anika finit par retrouver son chemin. Toutes les rues de la ville amenaient jusqu'au losange immense, moderne, de la place centrale, tracé à la règle par un architecte depuis longtemps oublié. Au loin, on apercevait la tour de lumière, derrière la basilique du temple, bardée de publicités holographiques.

L'agora était gigantesque. Des gradins de marbres occupaient la moitié des côtés de l'esplanade, l'espace restant était peuplé de magasins. Ils se menaient une lutte acharnée, avec leurs grandes devantures clignotantes, calculant le temps que passaient les citoyens à admirer leurs vitrines, affichant des promotions en fonction des données récoltées. Anika ignora fièrement les publicités et s'approcha du centre de la place.




« TR H   P UR REV   E »




L'inscription en lettre capitale n'était pas complètement effacée, malgré l'acharnement des agents de nettoyage, remarqua-t-elle, satisfaite. Elle trônait, comme un pied de nez à l'inquisition, sur les stèles sacrées de la ville. Rares étaient les compagnons qui avaient survécu au carnage, et cette inscription constituait l'unique trace de leur combat.

Le goût de bile, brutal, vint remplacer les odeurs qu'elle avait soigneusement collectées. Les corps désarticulés de ses amis revenaient s'imprimer tout autour d'elle. Elle s'éloigna rapidement du mausolée, les dents serrées, les yeux trop affaiblis pour pleurer. Prendre de la hauteur. Une à une, Anika conquit les marches du temple, éblouie par les ampoules à LED des panneaux publicitaires. Même les plus pauvres pouvaient profiter de la chaleur accumulée par les pierres, en attendant d'être recrutés. Ici, elle passait inaperçue, parmi les plus fidèles des esclaves. Arrivée en haut des marches, elle s'assoupit quelques instants, le temps de reprendre son souffle.

Le ciel nocturne commençait à s'affaiblir. La ville éteignait progressivement ses dernières lumières, tandis que les surfaces de verre des immeubles s'enflammaient. Le soleil se levait, et les quartiers décharnés de son enfance restaient dans l'ombre. Le spectacle était bien moins beau que ce qu'il paraissait depuis la prison céleste. Une moue désabusée sur son visage ravagé, Anika tourna le dos au centre-ville et passa derrière le temple en marchant d'un pas assuré. La litanie des sirènes se rapprochait.

Le monde était pire qu'elle ne l'avait imaginé, ses adversaires s'en étaient assurés. Mais certains plaisirs, les siens, leur échappaient encore. Elle remontait une petite ruelle qui s'achevait sur l'arrière d'un vaisseau de police, mais ne ralentit pas. Toquant sur l'épaule de l'agent qui lui tournait le dos, elle lui tendit ses mains fracassées par le verre brisé, et attendit patiemment la morsure des menottes d'acier.

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