Les Embruns Antiques

06/04/2023

Un texte écrit dans le cadre du passage du tweet à la nouvelle. Le tweet qui a inspiré cette histoire est à retrouver à la fin du texte.

Pia prend toujours le trajet le plus long pour atteindre la mer. Elle aime enfiler son casque et prendre la route tôt le matin, avant que le soleil ne s'élève, sentir les embruns se déposer sur ses joues, leur donnant un léger goût de sel, sillonner l'asphalte endormi, ses deux roues les confrontant, lui et elle, au fil des virages.

L'enfant de Montefeltro pourrait conduire les yeux fermés, dès la sortie de son garage, dans les vieux quartiers de San Leo, s'il n'y avait pas les camions remplis de fruits, partis dans la nuit des plantations intérieures pour approvisionner les restaurants de la côte. Les habitués la klaxonnent en reconnaissant le rouge éclatant de sa Honda. Certains se serrent pour la laisser passer. En quelques secondes, elle les double, mettant un point d'honneur, toujours, à les saluer du pied. Chacun de ses virages est millimétré. Le buste contre le réservoir, le souffle apaisé, elle abaisse sa moto au ras du bitume. Pendant quelques secondes, la sensation de tomber. Cette impression d'accomplissement, lorsqu'elle se redresse, elle ne l'a jamais retrouvée nulle part, même après l'inauguration d'un de ses sites archéologiques. Très vite, elle aperçoit entre les arbres le Marecchia, son fleuve étincelant. Quelques minutes plus tard, elle s'éloigne de Rimini, vers le sud. Il lui reste ensuite moins de dix kilomètres le long de la mer pour atteindre Fiorenzuola. Une voiture mettrait un peu moins d'une heure à descendre jusqu'à la côte, mais Pia parcourt le trajet en deux fois moins de temps.

Ce mardi pourtant, elle ne vise pas un record. Elle profite de sa descente nocturne le long du fleuve, puis du soleil qui se lève sur l'Adriatique. L'océanographe, un sourire narquois aux lèvres, esquive les rares monospaces de touristes qui admirent, leurs fenêtres baissées, le spectacle matinal depuis la route panoramique. Les minutes s'étirent, et Pia savoure la nouvelle qu'elle vient de recevoir. Les pavés de Fiorenzuola ont tout juste commencés à se réchauffer lorsqu'elle se gare devant la petite balustrade, à côté du bar Valbruna. La terrasse est vide, remarque Pia en enlevant son casque. Olivier ne devrait pas tarder. Elle masse doucement sa nuque raide puis ébouriffe ses cheveux courts.

— Buongiorno, signora Scoglierini !

— Buongiorno, Ugo.

Le jeune garçon de café efface prestement les traces d'une tasse sur sa table et l'invite à s'assoir. Sans un regard de remerciement, Pia s'installe et récupère ses lunettes de soleil dans son sac en tissu. Le restaurant d'en face n'a pas encore ouvert. Dans quelques heures, les touristes se presseront devant l'entrée pour payer leur plat de pâte à 30 euros. Un arôme bienvenu lui saisit les narines. La trentenaire soupire de contentement.

— Votre café, signora !

— Ramènes-en un de plus, veux-tu ?

Ugo incline la tête et se retire discrètement. Au grand désespoir de Pia, des pleurs d'enfant se rapprochent. Une fournée d'Américains, la première de la journée, traversent la petite place pour passer sous le porche qui mène au belvédère du village. Tous luisent de crème solaire, leurs doigts suintant sur l'écran de leurs téléphones. La poussette infernale peine à avancer dans la montée.

— Nouvelle coupe ? demande la voix fluette d'Olivier dans son dos.

— Il fallait bien fêter ça, répond l'océanographe sans se retourner. Ton café arrive.

L'employé de Thesaurus s'affale à côté d'elle. Il porte encore sa chemise à fleur ridicule. Un style de citadin bien branché, qui doit courir les couloirs de la jeune start-up parisienne. Les cheveux en bataille, les yeux clairs, Olivier grimace.

— Fêter ça, fêter ça… Les résultats préliminaires sont remarquables certes, l'autorisation d'exploration est signée, mais vous savez, ça s'agite du côté de Cesenatico. Les pêcheurs ne veulent pas que l'épave soit approchée.

— Que veulent-ils encore ?

— Ils craignent des représailles du ciel, répond Olivier après une brève hésitation. Pas mal de locaux ont eu des fièvres délirantes en pêchant dans le secteur.

Pia éclate d'un rire froid, qui hérisse les avant-bras d'Olivier. Ce dernier louche sur les bagues qui viennent tapoter sa joue cramoisie.

— Franchement Olivier… Encore cette histoire ? Qu'est-ce que foutraient des dieux au nord de l'Adriatique ?

— Ah, mais ce n'est pas moi qu'il faut convaincre hein ! bougonne-t-il.

— La Zecca est en place ?

— Oui, ils ont jeté l'ancre autour du site. On devrait le voir d'ici.

Elle boit son café d'un trait et se lève dans un arôme noisette. Olivier finit le sien en se brûlant à moitié les lèvres et se précipite à sa suite, en lâchant à la volée un billet de cinq euros sur la table. Sur le trajet jusqu'au belvédère, le représentant de Thésaurus lui rappelle les chiffres, comme si elle ne les connaissait pas. Les premières analyses vont dans le sens d'une structure fabuleuse de plusieurs tonnes d'or pur dans une cavité sous-marine, à une dizaine de kilomètres au large de Rimini. Une confirmation est attendue dans les prochains jours. Une épave, 30 mètre de long, cinq de large, barre l'entrée du puits qui mène à la caverne. Profondeur : 50 mètres. Une silhouette qui rappelle un pentécontore grec, très bien conservé, d'après le sonar. Sans doute sabordé pour sceller le puits. Des premières vidéos devraient arriver dans les prochaines heures. Le jeune commercial chiffre à plusieurs milliers d'euros les pots-de-vin versés aux autorités locales pour qu'elles ferment les yeux quelques semaines de plus.

Pia écoute son compte rendu d'une oreille. Elle regarde sans les voir les pavés du village traditionnel niché sur un promontoire. Les recherches devront être rapides si les locaux s'agitent. Un recours aux explosifs sera peut-être nécessaire. Finalement, son inquiétude s'envole en arrivant sur le belvédère. Poussant du coude les quelques touristes amassés contre le parapet de pierre, elle se laisse absorber par la beauté de la vue. La mer Adriatique est son terrain de jeu préféré. En plus d'être un coffre au trésor gigantesque, elle est la seule dont Pia ne s'est jamais lassée. Pour rien au monde, elle n'échangerait sa place contre celles, plus à la mode, de ses confrères en mer nordique. Elle n'avait jamais compris cette passion pour les vikings.

Les digues régulières de la localité brisent sans difficulté les doux remous de la mer, en contrebas. Un large croissant de plage s'étire sous ses yeux. Deux navires de plaisance mouillent pour la journée. Des cris de joie s'élèvent : une famille s'amuse déjà dans l'eau. Elle aurait presque envie de se jeter dans la mer, pour voir si elle arrive, de cette hauteur, à plonger sans s'écraser au sol.

— Juste là !

— Je sais où regarder, marmonne Pia.

Sur la gauche, tout près de la ligne d'horizon, trois bateaux effectuent des manœuvres. Deux petits esquifs, à peine visibles à cette distance, semblent en pleine pêche. Un yacht gigantesque, blanc et noir, reste en place. La Zecca. Un observateur averti verrait que les embarcations ne s'éloignent jamais à plus d'une centaine de mètres du navire de luxe. L'armée dénicherait peut-être, du ciel, les redondances dans leurs trajectoires, mais il faudrait pour cela savoir où chercher. Olivier l'observe avec admiration, appuyé contre le muret, le dos tourné au paysage. À trente-sept ans, Pia a déjà un vaste palmarès en archéologie sous-marine, mais cette affaire-là… Cela pourrait être la plus grande découverte privée depuis l'ouverture du tombeau de Toutankhamon par Carter, au siècle précédent. L'épave en soi a l'air intéressante. Mais ce qu'elle recouvre… La structure en or de la cavité fait penser aux arcs-boutants d'une cathédrale.

—Vous devriez aller voir du côté de Cesenatico, au moins apaiser les rumeurs. Ça risque de nous faire mauvaise presse, et si les vieux du port commencent à en parler aux plus jeunes, ça pourrait finir sur les réseaux.

— Pourquoi pas. Demande à Alessandro de m'y rejoindre, nous irons directement sur la Zecca, pour 11 heures. Je veux être là pour la première plongée du robot.

Une petite heure plus tard, une moto rouge entre dans la ville portuaire de Cesenatico. La station balnéaire, à cette période-là de l'année, voit les forains et autres vendeurs de chouchou affluer avec les touristes, baignant la ville de tentations sucrées et rafraîchissantes, tandis que les beaux jours s'annoncent. Pia laisse sa moto remonter le canal dessiné par Da Vinci, sur le quai Giuseppe Garibaldi, louvoyant lentement entre les silhouettes à casquettes et aux sacs de plages remplis à ras. Les maisons sur pilotis s'endorment le long du canal, leurs façades colorées saluant les bateaux à voiles folkloriques qui attendent leurs cargaisons de vacanciers. Mais ce n'est pas là que Pia compte s'arrêter. Plus loin, en continuant vers la mer, les pêcheurs sont rentrés au port. Celui-ci est moins pittoresque qu'en centre, mais c'est ici que les poissons sont déchargés, certains directement déchargés dans les bacs glacés du marché aux poissons de Cesenatico. Les bateaux sont déjà en rang d'oignons : leurs filets verts et bleus pendent lourdement.

L'océanographe éteint le moteur de sa Honda devant le bar du port. Sur la terrasse, les jeunes sont déjà à table, en train de manger tandis que les plus vieux sont encore en train de jouer aux cartes. Leurs yeux sont fatigués par les reflets du soleil, mais ils la reconnaissent tout de suite. Pia n'a même pas le temps de retirer son casque qu'on l'apostrophe.

— Vattene da qui, ladra !

— Io, una ladra ? Perché, una ladra ?

Pia s'est posté les bras croisés devant Claudio, furieuse. Le pêcheur, vieil ami de son père, crache à ses pieds.

— Tu es une traître à ton propre pays ! Tu vends les trésors de nos mers aux étrangers, sans te préoccuper de ceux qui t'ont fait naître.

— Mais qu'est-ce que tu racontes, Claudio !

— Tout le monde sait ce que tu as fait des amphores de César, fulmine Claudio, tremblant. Elles ont leur place dans nos musées, pas chez ceux des étrangers.

— Que préfères-tu ? Que les trésors de l'Adriatique soient conservés ou qu'ils pourrissent au fond de l'eau ? Hein ?

— Je les préfère encore sous l'eau que dans les collections privées des Français !

Des grommellements d'approbations viennent appuyer les propos du vieux. Tous les travailleurs de la mer sont sortis sur la terrasse pour suivre le débat. Pia a la tête qui tourne. La chaleur l'assomme, accentuée par la colère qui chauffe son sang. Devant les saillies sexistes de ses camarades, qui ponctue chacune de ses phrases, Claudio semble soudain pris de culpabilité. Il lui prend le bras et la dirige vers le parking.

— Tu vas trop loin cette fois-ci Pia Scoglierini, ajoute-t-il à voix basse. Ce que tu cherches, on est nombreux à l'avoir déjà trouvé, et personne n'a jamais osé s'en emparer.

— De quoi parles-tu ?

— Aucun être mortel ne devrait toucher aux Anciens.

— Cazzate ! s'exclame l'océanographe en se dégageant le bras. Depuis quand crois-tu aux dieux ?

— Depuis que des dizaines de mes gars sont revenus, hagards, du secteur que tu comptes dynamiter. Ton propre père craignait ces eaux.

C'en est trop. Sans un regard pour le vieux Claudio, elle tourne les talons et se dirige vers les quais, où doit déjà l'attendre Alessandro, non sans lâcher une promesse dans le vent portuaire.

— Tu verras Claudio ! Quand j'aurai fait de Cesenatico la Pompéi du Nord, tu t'excuseras !

Au temps pour les rumeurs.

La Zecca n'a pas bougé de la matinée. Alessandro manie le petit hors-bord sans peine jusqu'au ponton. Le yacht est bien plus imposant qu'il n'y parait de la côte. Au loin, avec son toboggan gigantesque et ses femmes qui bronzent seins nus sur le pont, il pourrait passer pour la propriété d'un oligarque russe, en vacances dans l'Adriatique. Mais à l'intérieur, une fois traversé le salon et le bar, derrière une porte de service verrouillée par un code à quinze chiffres, le bateau se transforme en laboratoire océanographique. Pia lance négligemment sa casquette sur l'un des dix fauteuils de la salle de réunion puis observe les bras croisés le travail d'Erika, concentrée sur un petit ordinateur portable. Autour de son assistante des dizaines de documents, des relevés topographiques et des analyses préliminaires du site archéologique.

— Tu as avancé sur les analyses chimiques ?

— Oui m'dame. Comme le montraient les caméras de la Zecca, y a bien un gaz qui sort de l'épave, articula Erika, un chewing-gum dans la bouche. Ça pourrait expliquer les délires des pêcheurs, il émane sur une vaste zone, on a éloigné le bateau pour éviter que ça ne touche les filles.

— L'AUV est revenu ?

— Pas encore, il finit sa plongée, les gars sont à la cale. On devrait pouvoir télécharger les vidéos bientôt.

Retenant avec peine une remarque cinglante sur la nonchalance de la jeune femme, Pia descend dans l'immense salle des machines. Loin des moteurs, dans un recoin situé sous la cabine de commandement, un immense cube de verre a été construit par les ingénieurs de Thésaurus, juste après la sortie de la Zecca du chantier naval. Olivier échange avec les techniciens.

— Vous en êtes où ?

— RAFI devrait remonter d'un instant à l'autre. C'était comment Cesenatico ?

— Génial, on a le soutien de la population, Claudio veut venir plonger avec nous, ironise Pia.

— Vous avez réussi à gagner du temps ? tente Olivier sans trop y croire.

— Non, du tout, répond froidement l'archéologue, un sourire carnassier figé sur son visage aiguisé. Il faudra procéder aux fouilles dans les trois prochains jours. On n'échappera pas aux explosifs.

Olivier grimace sans faire de commentaire et se tourne vers la table de commande. L'écran tactile demande l'autorisation de procéder. Le représentant de Thésaurus valide la manœuvre d'un tapotement. Sans un bruit, le cube de verre s'enfonce devant leurs yeux. Pia voit, à travers sa face supérieure, le sas s'ouvrir pour accueillir le petit robot gris, longiforme et doté d'une queue propulsive de dernière génération. Une partie de Thésaurus l'a surnommé RAFI pour « Robot Automate à Fouille Illégale ». Quelques secondes plus tard, le cube est remonté. À l'intérieur, le robot autonome flotte toujours, le temps que l'eau s'évacue. La machine n'est pas contrôlée à distance. On lui a désigné sa cible, et maintenant, il attend patiemment de dévoiler ses images.

— Je vais me charger des données, annonce Pia.

Le technicien qui s'apprêtait à le faire se recule et ouvre la face avant du cube. L'océanographe enlève les quelques algues amoncelées dans les entrailles du robot et en éjecte le disque dur.

Cinq minutes plus tard, les vidéos sont téléchargées sur l'ordinateur personnel de Pia. Le disque, formaté, déjà réinséré dans l'AUV. Elle tapote nerveusement son stylo sur la table en bois verni. En bas, Olivier aide le groupe à nettoyer RAFI, et son assistante est partie lui chercher un café. Pia ne veut rien rater. Malgré l'excitation, elle s'efforce de ne pas avancer la vidéo. Le robot descend sans peine dans les profondeurs en suivant le tracé qu'on lui a défini. La résolution des caméras est très élevée, elles captent le moindre rayon de soleil, le moindre plancton qui passe devant leurs yeux de verres. À cette distance de la côte, il est impossible de voir le fond de l'Adriatique. Le paysage, tout en nuance de bleu, s'étend sans repères, quelques turbots passant mollement devant le drôle d'intrus. Une centaine de mètres plus loin, le robot a sa cible en visuel. Enfin. Une aspérité, une sorte de montagne aquatique qui remonte des profondeurs, et, comme posée là, à dessein, une épave. Pia approche ses yeux à quelques millimètres de son écran. C'est bien une embarcation grecque. Un pentécontore, comme prévu. Il est recouvert de vase et de roche, mais Pia est sûre d'elle. La forme de la coque, la répartition des bancs… à vue d'œil, il date au moins de l'époque archaïque de la Grèce antique. Peut-être plus tôt encore, lors des siècles obscurs. Son état de conservation est remarquable : une structure géologique lointaine doit également protéger son perchoir de la force de la houle, suppose-t-elle. En près de trois mille ans, même lui aurait dû s'effriter.

RAFI s'approche à toute vitesse de l'épave. Le mat est toujours dressé, constate Pia, de plus en plus perplexe. Elle distingue presque des pigments à travers les sédiments de la structure, sans doute des coraux ou des coquillages qui lui jouent des tours. La caméra survole ce qu'elle devine être les bancs de rames, déjà repérés par le radar, et s'approche de la cabine, à la largeur exceptionnelle.

Un glapissement lui échappe.

— Vous avez vu quelque chose ? demande Olivier qui remonte les marches quatre par quatre.

— Je plonge seule, coupe court Pia en fermant précipitamment son ordinateur. C'est non négociable.

Une petite appréhension dans le bas de son ventre, Pia se retourne pour voir le sas de verre disparaître. Elle déteste la plongée, mais elle n'a pas le choix. Olivier a négocié quelques minutes pour que des hommes de Thésaurus l'accompagnent, mais il connait son entêtement et a rapidement déposé les armes. Elle tient sans s'en rendre compte le filin d'acier qui la relie au câble métallique du harpon. Son ordinateur indique une descente rapide. Elle atteindra bientôt les 55 mètres.

— On part sur une petite plongée, d'accord ? Ne tardez pas, le vent se lève.

La voix inquiète d'Olivier résonne dans son oreillette. Pia lève les yeux au ciel. Son ordinateur lui affiche deux options : un pouce vert ou un pouce rouge. Pouce vert.

— Super. Pour rappel : vous avez dix minutes en bas. On a planté le harpon sur la paroi externe de la cavité rocheuse, un mètre au-dessus du pont de l'épave. Interdiction de s'en éloigner : les courants sont forts, vous suivez le câble. Pour la remontée, comme ça fait quelque temps que vous n'avez pas plongé, on a sécurisé vos paliers, tout est automatisé, vous aurez juste à vous laisser porter. 11 minutes de DTR, avec 4 minutes à 6 mètres et 6 minutes à 3 mètres.

Pouce vert. Silence radio. Le câble est presque à l'horizontale. Le promontoire est là, bien plus massif qu'en vidéo. Sa respiration s'accélère. L'ordinateur bipe : pouce vert. La sensation de froid qu'elle ressentait les premières secondes s'est dissipée. C'est le moment qu'elle préfère, elle survole les cieux marins, ses palmes balançant délicatement le vide aquatique. En se laissant divaguer, elle pourrait oublier le haut et le bas, s'écouler dans l'espace unidimensionnel de la mer, mais l'épave est là, déposée comme un œuf dans son nid. Sa lampe torche éclaire le navire et lui redonne vie. Sous elle, invisible, le conduit qui mène à la cavité, tout au fond. Où reposerait une étrange structure complexe, que les radars peinent à retranscrire. Où des tonnes d'or semblent avoir été disposées intelligemment, à une profondeur inaccessible depuis des milliers d'années.

Son cœur rate un battement en y pensant. Chaque chose en son temps.L'épave est déjà une découverte exceptionnelle en soi, et les analyses géophysiques peuvent toujours se tromper. Pia commence son examen par la proue, réfrénant son envie d'aller observer tout de suite la cabine. L'avant du bateau a été sculptée. Une forme de loup, ou de chien. Sa main gantée saisit le grattoir accroché à sa ceinture de plomb et délicatement, elle décolle les centimètres de vases qui se sont accumulés au fil des siècles sur un bout du museau. Pia manque de s'étrangler avec son détendeur.Le faisceau de sa torche accuse le museau d'une couleur acajou particulièrement intense. Malgré le début de condensation dans son masque, elle aperçoit des poils finement taillés dans le bois.

— Vous allez bien ? Il vous reste cinq minutes.

Double pouce vert. Dans sa tête, les théories se multiplient pour tenter d'expliquer cette couleur tenace. Une mise-en-scène ? Cela coûterait bien trop cher, et puis, dans quel but prendrait-on la peine de couler une telle réplique ? Non ce n'est pas ça. Un vernis protecteur inconnu des archéologues, qui aurait permis de conserver la couleur des siècles durant ? Peut-être. Mais un procédé aussi efficace se serait répandu au moins dans tout le bassin méditerranéen. D'une légère incision de grattoir, elle prélève un échantillon. Se détournant à regret de la proue, Pia remonte les derniers mètres du filin, le long l'allée centrale. Au bout, la paroi rocheuse dans laquelle s'est plantée la lance du harpon, juste derrière sa destination. Son excitation monte à l'approche de la cabine. Ses dimensions sont totalement anachroniques : trois mètres de haut pour autant de large. Elle est située tout à l'arrière du pentécontore, après le siège du barreur qui a, lui aussi, résisté au temps. Pia se sent de plus en plus dépassée par sa découverte. C'est comme si les siècles, la houle, le sel, n'avaient pas eu d'emprise sur le navire et que seuls les sédiments avaient été autorisés à s'accumuler, sur une couche très fine.

Postée en position stationnaire à mi-hauteur, Pia observe la cabine sous tous les angles. L'impression qu'elle a eue devant la vidéo est bien la même une fois sur place. Le bloc est bien trop monolithique. Saisie d'une intuition, elle parcourt de la main en faisant le tour des quatre face de la construction. Aucune percée, aucun système de volet pour l'ouvrir. Rien qui ne permet à un officier de veiller sur ses rameurs depuis l'intérieur. Sur la face avant, les marches en bois sont à peine vermoulues. Pas de portes. Toutefois, l'océanographe sent sous ses doigts de légères aspérités sur la moitié inférieure des faces du bloc. Sans prendre la temps d'utiliser d'instrument, elle utilise sa main pour enlever les sédiments d'une partie du mur, soulevant une couche de sédiment qui obscurcit sa vision.

— Il ne vous reste que quelques secondes.

Pia ne prend pas la peine de répondre. Le nuage se dissipe. Son cœur s'accélère. Un bas-relief. Des êtres aquatiques étranges, mi-femmes, mi-crabes. Un homme attaché à un mât.

— Pia, vous m'entendez ? Pia ? Il faut que vous remontiez !

Pia ne détache plus son regard des sculptures et époussette le bas-relief de toute la face. Les couleurs sont intenses, les représentations surréelles. L'Odyssée se déploie sous ses yeux, mais les scènes ne ressemblent à aucune œuvre connue inspirée du récit homérique. Soudain, Pia entend au loin un chant-vague se rapproche, roulant sous les écumes, tout en haut, percutant le promontoire, tout en bas, rebondissant dans les rangées des bancs du pentécontore. Il s'immisce en elle et pénètre dans ses oreilles.

Une peur panique la paralyse. Les sons sont graves, bien trop graves. Ils font vibrer tout son corps. Elle ne sent plus ses membres. La plongeuse est brusquement tirée en arrière et voit défiler sous ses pieds l'allée centrale du navire. La mer se déchaîne et des vagues se fracassent contre elle au rythme de la mélopée. Une rivière d'argent s'écoule de bas en haut du promontoire qui s'éloigne à toute vitesse. La peur a laissé place à un émerveillement béat. Une bribe de conscience transforme la rivière en des centaines d'espadons argentés qui s'élancent et se muent en une tornade d'écailles et de chocs, tout autour de l'épave. Pia disparaît. Sa volonté s'étiole puis s'éteint totalement, absorbée dans l'abysse sonore qui l'habite.

Lorsque l'on s'éveille d'une perte de connaissance, tous les sens se réactivent dans un ordre propre à chacun. Concernant Pia, elle entendit d'abord le port, puis quelques minutes plus tard, une fragrance de poisson envahit ses narines. Ensuite, elle perçut le toucher de la couette avant même de maîtriser ses propres membres et d'agripper le doux tissu de la main droite. C'est là qu'elle comprit qu'elle n'était pas seule, qu'Olivier était à ses côtés, et donc, qu'elle n'était pas morte. La vue, elle, n'arriva que bien après. Ce laps de temps lui permit de lutter contre le tournis qui l'envahissait dès qu'elle tentait de les ouvrir. Finalement, après de longues minutes à se battre, elle put enfin ouvrir les yeux. Pendant toute sa convalescence, les notes graves des abysses résonnèrent en elle sans discontinuer.

D'après l'ambiance tamisée et orangée de la chambre d'hôtel, Pia estime que quelques heures se sont écoulées depuis sa plongée. Alors qu'elle tente de se redresser, Olivier se précipite pour lui caler son oreiller contre la tête de lit en bois massif.

— Combien de temps ai-je dormi ?

— Vous êtes restée évanouie trois heures, soupire le jeune cadre de Thésaurus, avant d'ajouter inquiet : on a dû raccourcir les paliers de décompression. Vous nous avez fait une belle frayeur, on a suspendu toutes les opérations d'exploration. Qu'est-ce qui s'est passé là-dessous ?

Pia le fixe un temps sans rien dire. Le pauvre garçon a l'air sincèrement inquiet. Mais elle-même ne sait pas quoi répondre à sa question. La seule explication qu'elle trouve à ses délires subaquatiques serait un effet collatéral d'une narcose à l'azote, mais tout semble encore bien trop clair, bien trop net dans son esprit. Elle entend encore le chant grave de la mer quand on lui parle, elle voit encore la rivière d'argent des espadons lorsqu'elle ferme ses paupières.

— Avez-vous vu sur les caméras de veille quelque chose d'inhabituel pendant ma plongée ? demande-t-elle d'une voix inhabituellement timide.

— Non rien. Seulement, nous avons perdu tout contact avec vous à quelques secondes de la fin du temps réglementaire. Comme je vous l'ai dit sous l'eau, un grain a diminué la visibilité des caméras, nous avons failli chavirer. Il est passé très rapidement.

Pia replonge dans ses pensées, les yeux vides. Olivier la regarde d'un air désolé et lui tapote le bras. Sous ses draps, la trentenaire crispe son poing gauche et se retient de lui faire ravaler son ton mièvre.

— Je vais arrêter de vous embêter pour ce soir, vous devez être éreintée, propose-t-il, prudent, en sentant la tension diffuse qui émane de l'océanographe. Restez vous reposer ici, la chambre est payée pour la nuit, profitez du service. Nous reprendrons l'exploration dès que vous serez sur pied. On va tenter d'analyser la structure et d'y confirmer la présence d'or en attendant.

Sitôt la porte refermée, Pia se lève de son immense lit, non sans vaciller quelques instants. La tête lui tourne légèrement. Très vite, elle reprend le contrôle de son corps et de son esprit. Elle peut enfin réfléchir tranquillement. Passant sur la terrasse de la porte-fenêtre entrebâillée de sa chambre, elle prend une profonde inspiration. L'air crépusculaire éveille Rimini. Devant elle, la plage privée du Grand Hôtel est vide. Rien que par le moelleux de son matelas, elle avait compris où elle était. Thésaurus a de l'argent, et ne manque jamais de le rappeler, mais elle n'a pas le temps de profiter du spectacle. À la vue de la mer, la musique des tréfonds marins lui revient en tête. Elle retourne à l'intérieur et ferme prestement la fenêtre. Les images burlesques de la fresque la hantent encore. Elles n'ont rien avoir avec le bestiaire classique de l'Odyssée. Avisant son téléphone sur la table de nuit, elle le récupère et cherche quelques instants dans son répertoire le contact d'un vieil ami. Deux sonneries à peine retentissent, et une voix délicate prend le relais.

— Ciao Pia !

— Ciao Zeno. Je te dérange pas ?

— Non du tout, je sors des Archives d'Athènes, elles ferment bien plus tard qu'à Bologne !

— Au moins, j'y avais une excuse pour arrêter de travailler, soupire Pia.

— Vu la qualité des analyses que tu me rendais à l'université, je pense que tu travaillais bien après les horaires de fermeture. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?

— J'ai rencontré des fresques intrigantes ces derniers temps sur mes fouilles, vers Cesenatico. Des scènes de l'Odyssée, en plus étrange.

Zeno s'anime soudain. Le professeur est un expert mondialement reconnu d'Homère.

— C'est-à-dire plus étranges ? Plus récentes ? De nouvelles scènes ? Quelle époque ?

— À vue d'œil, 11 siècles avant notre ère.

— Contemporain d'Ulysse ! Et au large de Cesenatico ? J'ai hâte de voir ça !

— Oui. Mais il n'y a pas que ça. Les sirènes… Elles avaient un corps de crabe, pas des ailes d'oiseaux.

Un long silence prend place. Elle entend presque Zeno choisir prudemment ses mots avant de répondre.

— Ce n'est pas la première fois que j'entends parler de ce genre de scène, si loin du détroit de Messine. Tu devrais aller voir les fouilles de Bader, à Pula.

— Bader ? répéta Pia, déconfite, en s'asseyant sur les draps froissés.

— Désolé ma belle, mais si tu veux plus d'infos, tu ne vas pas y couper, tu vas devoir lui reparler. Tu connais la règle : personne ne parle de la découverte d'un autre. Professeur ou pas, Bader me tuerait s'il apprenait que j'avais vendu la mèche.

Même plusieurs minutes après avoir raccroché, la sensation d'être prise au piège ne la quitte pas. Pia s'allonge sur le lit et plonge sa tête dans un coussin en se retenant de crier. Dans le noir, elle analyse la situation. L'idée de parler de ses travaux en cours à des collègues lui donne des haut-le-cœur. En parler à Bader… Lui demander de l'aide ? Cet ami de la fac devenu rival de pacotille, qu'elle n'avait pas hésité à écraser quand il le fallait pour faire sa place à l'internationale ? Chacune de ses erreurs les plus infimes, elle les avait relevées, le cantonnant méticuleusement à être un chercheur de seconde zone, avec une influence très limitée en Croatie et en Italie. Elle ne regrette rien : en tant que femme, on lui a toujours demandé de travailler trois fois plus que les hommes, elle a appris à saisir les opportunités lorsqu'elles se présentent, quitte à en écraser quelques-uns au passage. Et puis elle se sait davantage brillante et légitime que lui… il n'avait qu'à ne pas être aussi mauvais en rédaction d'articles scientifiques. Mais Bader a le nez fin. Si Zéno, connaissant leurs relations déplorables, lui conseille de le voir, c'est qu'il est sur un gros coup. Une fois au pied du mur et la hauteur à franchir bien analysée, Pia se sent calme et déterminée. Le réconfort des draps et le silence de la pièce l'apaise. Demain, à la première heure, elle sera à Pula.

La marina de Rimini n'est qu'à cinq minutes à pied du Grand Hôtel. À cette heure-ci, le bord de mer est désert. Même les rares fêtards encore debout titubent au loin pour rejoindre leurs logements. La nuit a été courte, le temps de planifier l'expédition. Malgré les protestations d'Olivier, Pia a réussi à lui imposer d'attendre 24 heures supplémentaires avant de commencer les fouilles, le temps qu'elle revienne. Les explosifs n'étaient plus d'actualités, l'avait-elle prévenue, au vu de la qualité de l'épave.

Alessandro l'attend sur le quai du traversier, surplombé par le phare. Le dos raide, les bras entièrement tatoués de vagues réalistes, il la salue d'un signe de tête. Le marin n'est pas réputé pour ses discussions. C'est tant mieux : il est le seul pilote en qui Pia a complètement confiance. Sans hésiter, elle monte à bord du petit catamaran blanc qui l'attend, enjambant d'une jambe leste l'écart entre le quai et l'embarcation.

— La mer est parfaite, lâche d'une voix aride l'homme de la mer.

— Tant mieux. Je veux que nous soyons à Pula d'ici à deux heures.

En quelques minutes, l'embarcation sort du port. L'Hydre des mers est le navire le plus rapide de la flotte de Thésaurus. La double propulsion hydrojet, couplée au faible tirant d'eau du catamaran monté sur un foil central, lui permet d'atteindre les 50 nœuds sur mer calme. À peine le phare rouge de la jetée passé, le navire file déjà à quelque 35 nœuds. Pia est satisfaite, ce sera largement suffisant pour arriver avant que la ville croate ne s'éveille. La mer parait avoir été polie par les rafales de la veille. Elle s'étend sans un seul défaut sur les quatre points cardinaux. Scalpel aiguisé, L'Hydre fuse vers le nord-ouest une mince trainée d'écume derrière elle, un trait net dans la chair de la mer endormie.

La côte italienne s'éloigne rapidement. Pia s'est postée sur le trampoline avant, sa chemise blanche claque dans le vent. En tailleur, le regard voguant à travers le filet central, elle laisse son appréhension partir avec l'eau qui déferle sur les coques. Insidieusement, la mélodie de la veille lui revient. Elle se fait plus insistante. Des basses vibrantes. Un chant liturgique venu d'un autre âge fait naître en elle une envie de profondeurs abyssales.

— Pia !

Alessandro la tire en arrière. L'océanographe laisse échapper un cri. Quelques centimètres de plus, et elle passait par-dessus bord.

—Ça va ?

— Ça va merci, balbutie Pia, le regard hagard, fuyant les yeux suspicieux d'Alessandro. Je ne sais pas ce qui m'a pris.

L'océanographe passe le reste du trajet assise à côté du pilote, concentrée sur le GPS, des écouteurs sans fils diffusant sa musique préférée. Au fond d'elle, la crainte d'être en train de perdre l'esprit ne la quitte plus.

Le soleil du matin éclaire l'amphithéâtre de Pula qui, en toute majesté, veille sur la marina. La foule de touristes n'a pas encore envahi le port. La plupart des bateaux sont encore amarrés aux pontons, mais Thésaurus étant Thésaurus, une place libre les attend sagement, le plus près possible du quai. Époussetant son pantalon de lin beige, Pia quitte saute à terre en évitant le plus possible de regarder la mer qui l'appelle.

— Je devrais être revenue d'ici à ce soir, lance-t-elle à la volée, l'air faussement enjouée. Prépare L'Hydre à repartir et n'hésite pas à manger un bout, ce sont les patrons qui paient !

Encore inquiet de l'accident, mais pas assez fou pour lui en reparler, Alessandro laisse partir Pia sans rien dire, ses yeux marron ne la quittant pas jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans les entrailles jaunes de la ville.

Les indications de Zéno la laissent perplexe. D'après lui, Bader réalise des fouilles sous le Temple d'Auguste, une des merveilles de la ville de Pula. Pourtant, son ancien professeur lui a conseillé de se rendre sur la face est de la forteresse vénitienne, à trois cents mètres du temple. Avisant des grilles de chantier non loin des remparts de pierre grisâtres qui occupent tout un carré d'herbe tassé par les piétinements des touristes curieux, Pia regarde autour d'elle, et s'y faufile discrètement. Il n'y a que Bader pour ne pas engager des vigiles autour de ses fouilles, devine l'archéologue avec un sourire narquois. Cinq tas de gravats de plusieurs mètres de haut veillent sur un tunnel à taille humaine qui s'enfonce sous terre, au pied des fortifications de la Renaissance. Sans hésiter, Pia s'y engouffre. De pâles néons éclairent sporadiquement le boyau. Tout autour d'elle, le soutènement est assuré par du béton armé fraîchement appliqué. La curiosité de Pia est piquée : peu importe ce que Bader a trouvé sous les ruelles de Pula, sa découverte a un intérêt touristique, sinon, les finitions ne seraient pas aussi bien réalisées. Pour la première fois depuis son accident, le bruit des vagues et la musique lancinante s'évanouissent de son esprit. L'océanographe presse le pas, soulagée. D'après ses calculs, elle est à une centaine de mètres de la sortie et, vu le degré de la pente, à une dizaine de mètres sous terre, bien en deçà des égouts de la ville.

Le béton a laissé place à une paroi rocheuse, retenue par des piliers à vérins hydrauliques. L'espace s'élargit en une caverne de taille moyenne, mais une barrière de péage blanche striée de rouge et une petite cabane blanche empêche d'aller plus loin. Tout au fond, Pia aperçoit un campement de quatre tentes de fortune. Dans le poste de contrôle, un vigile au crâne blanc luisant sous les néons se redresse prestement et l'interpelle.

— Excusez-moi madame, c'est un chantier privé !

— Je viens rendre visite à Bader Messaoudi.

— Monsieur Messaoudi ne m'a pas prévenu, lui répond le garde, perplexe. Attendez ici.

L'employé de la société privée de sécurité s'excuse de nouveau et entre dans sa guérite vérifier sa liste. Pia passe sous la barrière et crie le prénom de son ancien ami. Sans prêter attention aux protestations qui s'élèvent derrière elle, Pia se dirige vers le camp et avise la tente la plus grande. Avant qu'elle ne l'atteigne, un homme d'une trentaine d'années bien passées, les lunettes rondes et la barbe mal taillée, le visage émacié et la peau mate, en sort. Il imprime un léger mouvement de recul en voyant Pia.

— Pia ! s'exclame-t-il, mi-effaré, mi-décontenancé, ses cheveux poivre et sel ébouriffés.

— Bader ! l'imite Pia avec ironie.

— Monsieur ! J'ai tenté de l'arrêter, mais elle ne m'a pas écoutée.

— Laisse, Armin. Je vais m'en occuper. Tu peux reprendre ta surveillance.

Bader ne l'a pas lâchée du regard. Sa surprise est déjà passée : il a retrouvé une contenance que Pia ne lui connait pas. Des yeux clairs, froids et acérés, la fixent, qui jurent avec les yeux naïfs qu'elle pensait retrouver. Sa requête sera peut-être encore plus délicate à présenter que prévu. Mal à l'aise, l'océanographe s'éclaircit la gorge.

— Je suis venue en paix.

— Connais-tu seulement le sens de ce mot ? rétorque-t-il du tac au tac, un sourcil levé.

Réfrénant tant bien que mal une saillie acerbe, Pia poursuit.

— Zéno m'a conseillé de te voir. J'ai besoin de toi.

Les traits de l'archéologue s'adoucissent imperceptiblement.

— Je sais : il m'a prévenu hier soir, mais je ne pensais pas te voir arriver si vite. Nos intérêts convergent, au moins temporairement. Entre, ajoute-t-il après une brève hésitation.

L'intérieur de la tente est spartiate. Dans un coin, un lit de camp et une couverture, ainsi qu'une bassine remplie d'eau et une petite cuisinière. Une grande planche en bois montée sur tréteaux occupe le reste de l'espace. Des dizaines de dossiers, de livres écornés et de feuilles imprimées recouvrent ce bureau de fortune. Un moniteur d'un autre âge trône sur cette montagne savante.

— Comment arrives-tu à travailler dans ces conditions ? s'étonne Pia, avant de siffler. Cazzo ! Il peut même lire des disquettes !

— On n'a pas tous vendu notre savoir à une entreprise privée. Je fais comme je peux avec le budget de l'État croate. Qu'il ne soit pas relié à Internet m'arrange.

— Mais tu as assez de financements pour bétonner tout un tunnel sur près de trois-cents mètres, en plein cœur de Pula. Sur quoi travailles-tu ? demande ingénument Pia.

Un rire glacial et interminable accueille sa question. D'un geste, Bader invite sa collègue à s'assoir sur le lit de camp. Laissant s'installer un long silence, il fait chauffer de l'eau sur une vieille plaque de cuisson électrique. Cinq minutes plus tard et deux tasses de thé chaud dans les mains, il prend place sur la vieille chaise de bureau à roulette puis se décide à lui répondre.

— Ce n'est pas comme ça qu'on va procéder Pia. Pas cette fois. Tu vas tout me raconter. Tout. Je verrai ensuite ce que je peux faire pour toi.

Pia s'est préparée à cette éventualité. C'est d'ailleurs la seule qu'elle ait envisagée. Après les différentes humiliations que Bader a vécues par sa faute, il ne va pas lui dérouler le tapis rouge à son arrivée et lui dévoiler ses recherches. Elle lui confie donc fouiller au large de Rimini. De toute façon, dans son milieu, les rumeurs vont vite, et il doit déjà savoir où elle cherche. Quoi, ça, elle n'en est pas sûre. L'océanographe lui révèle donc qu'elle a trouvé une épave ainsi que ses caractéristiques. Prudente, elle évite d'évoquer l'étrange structure de métaux précieux dont elle bouche l'entrée.

— Une épave de pentécontore dans un tel état ? murmure Bader, les sourcils froncés. Quel siècle ?

— À vue d'œil, au moins dix siècles avant notre ère.

— Impossible.

— Ma dai ! Je n'ai pas fait d'analyse approfondie, mais j'en suis sur certaine, s'impatiente Pia, les deux mains autour de sa tasse de thé. La forme de la coque est archaïque. Mais il y a autre chose… La cabine ne ressemble pas à celles de l'époque. C'est plutôt une grande chambre close. Elle est gravée de scènes étranges de l'Odyssée. C'est pour cela que je voulais te voir. Il y avait des sortes de sirènes à corps de crabe…

Bader manque de recracher son eau brûlante. S'excusant rapidement, il lui fait signe de continuer, sous l'œil suspicieux de Pia. La trentenaire continue son exposé, jusqu'à l'accident. Elle s'arrête, essoufflée. Son état laisse encore à désirer. À son grand étonnement, son collègue semble plus inquiet pour sa santé qu'intrigué par ses découvertes. Une fois tous les éléments à sa disposition, Bader s'écarte d'un roulement de chaise, pensif, les mains croisées derrière la tête. Finalement, il se lève.

— Suis-moi, j'ai quelque chose à te montrer.

Le campement s'est empli d'une dizaine de scientifiques qui s'activent. Une odeur de café instantané plane dans les airs. Sur la vieille cuisinière commune posée par-dessus des palettes de bois, de l'eau bout en sifflant, vaguement surveillée par ce qui paraît être un stagiaire, les yeux rivés sur une grande tablette numérique. Surprenant le regard désapprobateur de Pia, Bader glousse quelques secondes avant de s'expliquer.

— Ce petit branleur, c'est Félix, mon artiste pour cette fouille. Il croque et annote mécaniquement tout ce qu'on déterre sur sa tablette graphique, il est extrêmement doué.

— Vous avez tant de choses que ça à sauvegarder ?

— Tu n'as pas idée.

Contrairement à ce que pensait Pia, l'élargissement du tunnel où les chercheurs ont posé leurs tentes n'est pas une impasse. Les fouilles ont lieu une centaine de mètres plus loin, lui explique Bader, et ce camp permet d'éviter au maximum les aller-retours vers l'extérieur. Derrière la grande tente de son collègue, une haveuse d'un autre âge prend la poussière, ses mandibules de métal encrassée de terre reposant piteusement au sol. Un énorme tas de gravats marque l'entrée d'un énième tunnel, bien plus étroit que le précédent. Alors que Pia suit Bader, les yeux fixé sur sa nuque luisante de sueur, son collègue se décide à parler, la voix grave.

— As-tu déjà entendu parler de l'apocryphe de l'Odyssée ?

— Vaguement, répond prudemment Pia, les sourcils froncés. C'est une copie découverte dans un monastère italien, il y a une dizaine années. Du VIe siècle, c'est ça ?... Elle retrace à peu près les pérégrinations d'Ulysse, mais elle repose sur une toponymie complètement différente. La plausibilité du trajet décrit a depuis longtemps été écartée.

— Jusqu'à aujourd'hui, dit simplement Bader, en s'écartant de la sortie du tunnel.

Le passage s'ouvre sur une grotte naturelle d'une vingtaine de mètres de haut, deux fois plus large, vidée de toute présence humaine. Comme les rabots d'un ébéniste, des haveuses ont méticuleusement creusé tout autour d'une immense structure naturelle centrale. La tête en arrière, ses mains jointes sur ses cheveux courts, Pia s'avance, le souffle coupé. Incrusté dans la glaise, un palais grec en morceaux s'élève sur une dizaine de mètres de haut, resplendissant de marbre et de pierres précieuses à la lueur passée. La structure jaillit d'une épaisse couche de sédiments qui recouvre la moitié de l'immense fronton. D'imposantes colonnes doriques brisées marquent l'entrée de la demeure figée dans la glaise. En se tordant le cou pour observer la couche de terre qui recouvre le toit, Pia laisse échapper un cri de surprise. Au-dessus de l'édifice, un deuxième monument, un temple cette fois-ci, est en train d'être déterré.

Bader se racle la gorge.

— Nous sommes à quelques mètres du temple d'Auguste de Pula, juste en dessous des égouts. Comme les historiens s'accordent à le dire, il n'est que le plus jeune d'un trio de trois temples, qui ont un temps coexisté. Celui que tu vois au-dessus de ce palais est celui de Poséidon. Je commençais la recherche du troisième temple quand un de mes collègues a découvert le fronton de la demeure, sous une large couche de sédiments marins. Un cataclysme l'aurait enseveli il y a près de trois mille ans, et le temple de Poséidon a été construit par-dessus.

— Comment un cataclysme aurait-il pu aussi bien figer la destruction du palais ? l'interroge Pia, sceptique.

— Ce n'est qu'une théorie, mais à en croire les premières analyses de la terre qui entoure le palais, une coulée de boue et de sable l'aurait dévasté en quelques instants, conservant sa structure jusqu'à aujourd'hui, explique Bader, en continuant d'une voix théâtrale : d'autres, comme ces vieux pêcheurs dans la région, diraient que c'est un ancien sortilège qui lui a permis de demeurer sur pied.

— Ces vieux poivrots de Cesenatico ? Ils n'y connaissent rien. À les écouter, les Dieux eux-mêmes auraient arpenté ces terres et vogué sur ces mers…

Brusquement, des connexions commencent à s'accorder dans l'esprit de Pia. L'évocation par son collègue de l'apocryphe, le temple de Poséidon, un palais orné de joyaux, un pentécontore qui vogue sur la mer Adriatique… La jeune femme se tourne vers son rival, son regard animé du brasier de la connaissance.

— Bader, à qui appartenait ce palais ?

— J'ai du mal à y croire moi-même, répond-il doucement, mais ce palais est la réplique parfaite de celui de Circé.

Un long silence accueille le nom de l'enchanteresse qui résonne dans la grotte. Sans attendre l'autorisation de son collègue, Pia passe entre les colonnes écartelées du propylée et se précipite dans le bâtiment.

Le travail abattu par l'équipe de Bader est impressionnant, admet l'archéologue, même si elle ne le reconnaîtrait jamais à haute voix. En quelques mois, les murs et les plafonds de la demeure ont été excavés et renforcés. Çà et là, des pans entiers de glaise sont laissés en place, pour maintenir la structure sur pied. Tout le palais n'est pas encore dégagé, se justifie Bader en la suivant, les bras derrière le dos, mais le rez-de-chaussée, composé d'une seule et immense pièce principale, est bien avancé. Des fresques sur les murs y resplendissent, débarrassées de toute leur terre. Au bout de l'immense galerie, sur une estrade de pierres délicatement taillées, un imposant trône de pierre enlacé par des serpents de marbre domine le tout. Derrière le siège surmonté d'un miroir brisé, Pia devine plus qu'elle ne voit un escalier, qui doit mener aux rares pièces de l'étroit étage encore empli de terre.

Les mosaïques murales du grand hall, composées de minuscules pierres semi-précieuses, semblent animées d'une vie propre. Elles content la venue d'Ulysse entre ces murs, son union avec Circé, les aventures qu'il a vécues avant et après leur rencontre, et la peine de l'enchanteresse à son départ. Comme sur l'épave, les scènes s'éloignent du récit mythique dans sa forme actuelle. Sur l'île de Polyphème, Ulysse et ses compagnons fuient le cyclope en s'accrochant à des veaux, pas des brebis. Pia retrouve avec un grand sourire les sirènes mi-crabe mi-femmes, observant sur de grands rochers poreux le passage d'Ulysse. Au grand étonnement de l'archéologue, Calypso est également représentée, malgré ce que la doxa de l'Histoire contemporaine écrivait concernant la haine que Circé et la nymphe se seraient vouées. Le retour d'Ulysse à Ithaque s'étale aussi sur un grand pan de mur, même si l'épreuve de Pénélope consiste à envoyer une lance et non une flèche à travers les douze fers de hache. Pia butine d'un côté puis de l'autre, passant d'une fresque à une mosaïque au sol, ravie.

La voix de Bader la ramène au temps présent.

— Pia, est-ce que ton pentécontore ressemble à celui-ci ?

Son ancien ami est resté devant une fresque à demi-achevée, à l'entrée du palais. Une vaste scène de haute mer s'étale sur plusieurs mètres. Le vaisseau est frappant de réalisme et l'ambre qui compose sa coque luit de l'éclat d'un vernis fraîchement apposé. Il correspond en tout point à l'épave. D'un doigt léger, Pia suit la courbe de la proue. La gueule du chien Argos est bien là, des ambres ciselées faisant ressortir les poils et de la nacre l'émail des dents. Une écume attaque l'embarcation, les eaux comme furieuses.

— C'est lui. Où est Ulysse ? marmonne Pia, les yeux fixées sur les personnages qui s'activent sur le pont.

— La fresque est chronologique et s'arrête sur cette scène. Il est sans doute mort à cette époque, déduit Bader. Cela expliquerait la proue taillée en l'honneur de son fidèle compagnon…

— Et l'immense pièce close à l'arrière du bateau, complète l'archéologue, émue. Une chambre funéraire !

— Tu as trouvé le tombeau d'Ulysse, confirme Bader faiblement, comme s'il peine à réaliser. Regarde à l'horizon. Le bateau paraît se diriger vers le palais de Circé. Pénélope a peut-être accepté de renvoyer le corps de son mari à celle qui l'avait sauvé ?

— Et il aurait fait naufrage sur la route de Pula, frappé par une tempête.

Des heures s'écoulent sans que les deux archéologues s'en rendent compte. Pia prend des notes et parcourt de long en large le palais enseveli en espérant y trouver des indices sur la mort d'Ulysse. Mettant de côté leurs animosités respectives, Bader et elle-même travaillent de concert pour dessiner une nouvelle trame à l'Odyssée. Autour d'un sandwich partagé en deux, ils décident d'utiliser le début d'après-midi dans le palais de Circé, avant de visiter le temple de Poséidon, encore peu dégagé. Dans le calme irréel de la cavité naturelle, les quelques gouttes lâchement abandonnées par des stalactites rappellent à Pia la mélopée marine. Chassant d'un revers mental la musique qui lui revient, l'archéologue décide de se rendre au temple de Poséidon. Un échafaudage démesuré, forêt foutraque d'acier et de plastique, s'étend sur toute la face est du palais de Circé. Des centaines de marches permettent de monter à son sommet et d'atteindre le panthéon du dieu de la Mer. Bader ouvre la route, ne résistant pas à parler malgré sa respiration coupée par l'effort.

— Le temple a été construit quelques années tout au plus après le cataclysme qui a ravagé le palais de Circé. Les habitants de Pula ont sans doute vu dans le raz de marée venu des flots la manifestation de la colère de l'Ébranleur des sols.

— Quel potentiel par rapport à celui de Sounion ?

— Rien à voir. Il est bien plus ancien, de six siècles. Une fois complètement dégagé, il le dépassera largement, autant par sa taille, sa conservation, ses couleurs et sa structure. Si l'excavation se déroule bien, le palais de Circé et le temps resteront debout et l'un sur l'autre. On n'a pas le droit à l'erreur. L'avantage, c'est que la caverne préserve parfaitement les édifices.

La veille dans les profondeurs de la mer, Pia se retrouve à des dizaines de mètres du sol. Un vertige soudain la prend en imaginant les quelques centimètres de métal qui la retiennent d'une mort certaine. Après les fouilles, elle prendra des vacances, se jure-t-elle. Au-dessus d'elle, Bader lui jette un regard amusé.

— Tu as toujours le vertige ?

— Absolument pas.

Alors qu'elle reprend son ascension, des tonalités marines résonnent de nouveau, plus fortes, dans la grotte, et s'insinuent dans son esprit. Un grognement lui échappe.

— T'as entendu ?

— Entendu quoi ?

— Ton souffle de merde, grince Pia dans une pitoyable tentative de cacher son malaise.

Bader continue sa route en sifflotant, ignorant totalement la saillie de sa collègue. Son cœur s'emballe. Plus elle s'approche du temple, plus la mélopée s'imprime en elle, comme des notes d'eau glacées qui enserrent son cœur en une symphonie effrayante, murmurant des pensées funestes à son esprit. Pia s'arrête quelques instants pour tenter de chasser sa folie. Imaginant un vaste rempart dans son esprit, sifflotant une symphonie toute autre, elle parvient à éloigner la musique lancinante pour un temps. Bader l'attend dans la péristasis, négligemment appuyé sur une colonne, la seule défaite de sa carapace de terre. La vision du pilier interrompt un instant la torture mentale de Pia. La colonne est comme vivante, animée d'une force venue des étendues pélagiques, tournoyant sur elle comme un typhon. Béate, Pia se presse à la suite de Bader, qui pénètre dans la salle du culte.

— Nous n'avons quasiment rien dégagé. Sauf la statue bien sûr, lâche innocemment l'archéologue, certain de son effet.

Encore une fois, Pia marque un temps d'arrêt. Là où la salle du trône de Circé était pleine de faste, de fantaisies et décors chargés, la grande pièce du temple est toute dirigée vers un point. Des vagues de marbres se dirigent vers le fond de la pièce, dans un style architectural que Pia aurait directement rattaché au gothique. Poséidon repose tout au bout. La statue de bronze surmonte le flot déchaîné, sur un piédestal toscan épuré, jugeant le chemin de croix des fidèles de toute son autorité. Ses yeux sont les flammes d'une cheminée ancrée dans le fond des abysses. Bader s'est avancé et lit l'inscription gravée dans le bloc de marbre.

— « Quiconque dérangera la demeure éternelle de celui qui s'est sacrifié devant Cerbère, déchaînera sur Terre la forge d'Héphaïstos et le feu des Enfers », déclame-t-il magistralement. Eh bien, on a vu plus accueillant comme épitaphe.

Prise d'un malaise, des flashs soudains font tituber Pia, qui met un genou à terre. Les images s'enchaînent. Un déluge de flamme et d'eau. La sueur qui sort de ses pores est brûlante. Une traversée funeste. Un froid intense pénètre ses os.

Tentant d'ignorer la douleur qui l'envahit autant que possible, Pia sort du temple en courant. Sans prêter attention aux cris inquiets de Bader qui lui demandent de s'arrêter, terrorisée et prise d'un terrible pressentiment, Pia dévale quatre à quatre les marches de l'échafaudage. Dans sa tête, une tempête se déchaîne. Sa peau est cristallisée de peur par une force primaire. Elle tente tant bien que mal de ramasser ses pensées éparpillées aux quatre vents, de remettre les événements des derniers jours dans l'ordre, en vain. Claudio, la balade à moto, les embruns sur sa joue, les abysses, une mélopée, Ulysse, Circé, un dernier voyage, Alessandro, l'eau qui défile. Bader court après elle, elle l'entend s'égosiller. Pia ne s'arrête pas, elle a l'impression de voler de marche en marche - elle tombe sur la dernière, se réceptionne durement au sol, se relève, traverse le camp sous l'œil médusé des quelques scientifiques qui préparent leurs repas du soir. Sans un coup d'œil pour la guérite et l'agent de sécurité qui en sort bien trop tard, Pia continue sa course. Elle entend à peine la voix de Bader qui grésille à travers le talkie-walkie, elle est dans une bulle sonore et aquatique, des chants funestes qui prennent de la force tandis qu'elle sort du chantier et s'élance vers le port. Tant bien que mal, Pia jette un coup d'œil sur son smartphone, qui capte de nouveau. Quatre appels manqués d'Olivier. Dévastée, elle le rappelle tout en passant la barrière de la marina. Les tonalités résonnent dans le vide.

En voyant débouler Pia, Alessandro défait tout de suite les cordages qui retiennent L'Hydre des Mers.

— Sbrigati Alessandro, plein gaz vers La Zecca ! Sbrigati !

Le navire démarre en trombe. Pia a tout juste le temps d'apercevoir Bader, les bras ballants, sur le quai. Alessandro manie rapidement le catamaran hors du port de Pula. Il tire toute la puissance possible du vaisseau, qui file sur l'eau agitée, enflammée par le crépuscule déclinant. Sa main gauche agrippée de toutes ses forces au parapet de métal avant, Pia peine à tenir debout. L'épouvante la paralyse. La mélodie aquatique résonne encore tout autour d'elle, écartelant ses pensées. Elle tente de rappeler Olivier, avant de quitter la zone de couverture du réseau. Au son de sa voix, un soulagement rapidement balayé la traverse.

— Olivier, ne commence rien sans moi ! Je t'en conjure, il faut qu'on vérifie certaines choses. Il y a quelque chose de bizarre avec ce site !

— Pia ? Je tant /// mal !

— Olivier !

— Structure /// or // platine // mirifique, fait la voix du jeune cadre de Thésaurus, tout excité. eu /// ordre /// explosifs /// le /// veut //// résultats /// heures. Félicitations !

— Non…

— /// Commencé // Rien // Désolé // à tou !

Un torrent de larme coule sur les joues de Pia. Le portable glisse de ses mains et plonge dans le fond des abysses. Des basses sous-marines continuent de faire trembler son cœur, des cors antiques brisent son esprit. Son regard est attiré à l'horizon. La mer s'est calmée, passant de vagues déchaînées à un miroir parfait. Soudain, à des kilomètres, un geyser orangé haut de plusieurs dizaines de mètres éclate la monotonie du panorama nocturne. Les charges explosives ont été déclenchées. Un temps infini semble s'écouler.

L'écume est à peine retombée qu'une onde de choc bien plus puissante trouble la surface de l'eau sur des miles et des miles. Un son puissant enfle, comme un rugissement profond. Le cœur de Pia rate un énième battement. Trois gueules enflammées jaillissent au loin. Des créatures de feu titanesques, aux crocs composés de magmas, se soulèvent des fonds marins dans un torrent puissant de vapeurs. L'eau commence à bouillir autour d'elle. L'Adriatique est en flamme. Une onde de choc chargée d'incandescence se dirige droit sur eux. La mélopée aquatique s'est adoucie, tandis que les premiers tisons ardents comment à atteindre L'Hydre des Mers. Pia ne prête pas attentions aux flammes qui lèche sa joue et enflamme son crâne. Un torrent d'argent l'attend au fond de l'océan.

Sans hésiter un instant, le regard dans le vague, elle plonge.

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