L'ornithorynque

27/11/2022

Un texte écrit dans le cadre du passage du tweet à la nouvelle. Le tweet qui a inspiré cette histoire est à retrouver à la fin du texte.

Implacable, le temps étirait chaque seconde. Les derniers représentants des animaux prenaient place sur l'estrade, et la pression montait par vague de chaleur sur sa gueule. Discrètement, le président de l'Assemblée lui fit un signe du sabot. Sa langue devint pâteuse. Il se leva sur ses deux pattes palmées antérieures, posa les deux autres sur le pupitre. Le grand jour des ornithorynques était arrivé. « Non, ma race n'est pas la simple addition de trois autres. Nous avons le droit d'avoir notre propre identité ! », amorça-t-il à la tribune.


— Platy, chéri ! Lève-toi ou tu vas encore être en retard à l'école !

Grognement plaintif. La chaleur inhabituelle des derniers jours dans les Alpes australiennes a pris du temps à se dissiper. À l'abri dans le terrier familial, Platy a passé toute la nuit à nager après le sommeil.

— Platy !

Le puissant appel de sa mère frappe ses électrorécepteurs. Le bec caché sous son oreiller de terre, le jeune ornithorynque tente tant bien que mal d'éviter les vagues électriques qu'elle produit à l'autre bout du terrier. Ce moyen de communication est beaucoup trop intrusif, pourquoi on ne grogne pas comme tout le monde ? Encore groggy, il frappe de ses pattes palmées trois fois contre le mur pour faire cesser sa mère. Ses poils se hérissent alors qu'il étire sa colonne vertébrale en quittant son petit lit de feuilles.

Dans la flaque de sa chambre, Platy observe son reflet. D'un coup de patte délicat, il nettoie sa mâchoire recouverte de poussière. Frottes ce que tu veux, tu n'enlèveras pas cette foutue tache blanche. C'est la marque de sa famille. Ils sont les seuls Ornithorhynchus anatinus des Alpes à l'avoir. « Platy Blanbec ». Le jeune monotrème laisse échapper un grognement. Lui préfère parler de mâchoire cornée que de bec.

— Tu es prêt ?

— Oui maman.

Juste avant qu'il ne sorte du terrier, Mona lui caresse affectueusement sa petite tête brunâtre. De la sienne, elle désigne un petit tas d'écrevisses et des crevettes. Certaines sont même délicatement décortiquées.

— Ton père est déjà reparti chasser. Prends des forces avant ton cours. Ta première période de reproduction va être fatigante.

— J'ai chasse, maman. On n'est pas censés manger avant d'y aller.

Devant le regard entendu de sa mère, Platy cède. D'un coup de gueule, il avale quelques décapodes et sort de la tanière, non sans émettre une vague électrique affectueuse en sa direction.

La brume matinale des Alpes australiennes se dissipe paresseusement. Déjà, le soleil se fracasse sur les rochers qui encadrent le ruisseau. L'école n'est pas loin, juste sur l'effluent, en contrebas des falaises. Le jeune ornithorynque se laisse glisser dans l'eau froide à souhait. Il connait la route par cœur, mais pour se mettre en patte avant la chasse, Platy se concentre sur les vagues électriques qui frappent sa mâchoire, balançant sa tête de gauche à droite. Ses yeux sont clos et il n'entend plus rien, mais il navigue sans effort dans la vase. Ici, une écrevisse. Là, un ver de vase. Hop, sous la branche.

Toutes les minutes, il remonte prendre sa respiration. Papa tient deux fois plus longtemps. Soudain, une signature électrique familière, au bord de l'eau. D'un coup de ses pattes antérieures, le jeune ornithorynque remonte à la surface. Un lézard aux yeux rieurs l'observe sur la berge, ses écailles étincelantes, frappées par le soleil naissant.

— Hé le muet ! Tout va bien ?

D'un hochement de la tête, Platy répond sans émettre de signal électrique - de toute façon, Sam ne l'aurait pas entendu.

— Il fait beau hein ? Je suis sorti plus tôt, Sally n'a pas arrêté de me tanner pour que je lui ramène quelques mouches. Mais j'ai vraiment la flemme, le soleil est trop bon...

Tout en poursuivant son monologue, le dragon d'eau frotte frénétiquement ses écailles sur une branche basse d'eucalyptus. Déjà la chaleur s'intensifie. Mince, je vais être à la bourre ! Ni une ni deux, Platy frappe l'eau du rivage de sa queue encore maigre, codant en morse une excuse rapide.

— Pas de soucis, bonne chasse jeune Blanbec !

Platy parcourt le chemin qui lui reste en quelques minutes, slalomant entre les rochers et le bois mort de l'eau, ses pattes arrière en gouvernail. Le cours de chasse a toujours lieu au même endroit, dans un secteur plus apaisé de la rivière principale, une enclave dans les falaises. C'est Rachid qui s'occupe de l'école, depuis un rebord de pierre. Le vieux coyote a formé son père et son grand-père avant lui, ainsi que de nombreuses autres générations d'espèces. Au bord de l'eau, un jeune aigle d'Australie que le mammifère ne connaît pas attend les consignes. Irène, le petit serpent à lèvres blanches est là aussi. Un ricanement sifflant salue l'arrivée du jeune ornithorynque.

— Ah bah voilà le canard ! Ou la loutre ? Va falloir se décider un jour, sale hybride !

Tête baissée, Platy sort de l'eau prend sa place entre ses camarades. Rachid ne dit rien et poursuit son cours, l'air désolé. Hector est un petit varan, mais il connait du monde haut placé, notamment chez les crocodiles du nord australien. Personne n'oserait se le mettre à dos. Crâneur, le reptile passe de l'eau à la terre et commence déjà à repérer des proies non-communicantes, sans écouter le début du cours.

— Je devrais te bouffer, tu n'es même pas capable de parler, siffle-t-il en passant à ses côtés.

La paix relative entre les animaux communicants a changé l'ordre animal, mais certains vieux clichés ont la peau dure. Surtout sur ceux suffisamment intelligents pour parler en morse, mais pas pour vocaliser. On est encore considérés comme des inférieurs.

— Bon allez les enfants, cessez vos enfantillages ! Vous partez chacun pour une heure de chasse, dans vos milieux respectifs. Comme d'habitude, pas d'animal communicant, et si vous avez le moindre doute, vous parlez en morse ET en vocal. Platy, tu peux te limiter au morse, bien sûr.

D'un claquement de mâchoire, le jeune ornithorynque acquiesce, déploie la membrane qui transforme ses griffes en palmes, et s'enfuit dans l'eau. Ici, il est à l'abri des sornettes du lézard. Le courant file tout autour de lui. S'il veut espérer trouver une femelle pour l'hiver, il a intérêt à stocker plus de graisse dans sa queue, pour montrer qu'il est capable de nourrir. Hélas, ce jour-là, Platy a l'électroperception ailleurs, et les proies lui échappent. Dès qu'il prend une pause à la surface, les remarques d'Hector fusent. Le varan a déjà récolté une dizaine de termites, et s'occupe en le torturant dès qu'il peut.

— As-tu vu que Sonic cartonne chez les humains ? C'est mon pote chat qui me l'a dit. T'étais à une branche génétique d'être un échidné célèbre, c'est quand même dommage que tes ancêtres aient préféré copuler avec d'autres espèces !

Ce jour-là, l'ornithorynque est à deux doigts d'utiliser ses petits éperons, fraîchement alimentés en venin. Mais son père ne lui aurait jamais pardonné. Il continue donc sa chasse, tourmenté par les propos d'Hector, mais réconforté par la tension électrique de l'eau.

Platy remonte le courant face au soleil faiblissant, pour rejoindre le terrier. Il n'a que deux petites crevettes stockées dans ses abajoues. Ce n'est pas avec ça que tu te trouveras une femelle. Sa queue traîne piteusement sur le sol fraîchement tassé par sa famille, et il file dans sa chambre sans demander son reste. Mais certaines vibrations électriques, sombres, lui échappent.

— Platy... vient sur la terrasse.

Son père l'attend patiemment, les pattes avant croisée face à l'astre couchant. Des flammes de lumières viennent embraser le grand fleuve, au loin. Aristide Blanbec est l'image même de la sagesse. C'est l'un des rares ornithorynques respectés dans le règne animal, pour son habileté à la chasse et ses recommandations avisés. Avant de prendre sa retraite, il aurait même conseillé dans l'ombre le représentant australien à l'Assemblée des Animaux Unis. Son pelage grisonnant lui donne l'air d'une créature d'argent. Sa mâchoire puissante peut détecter des proies à des centaines de mètres. Et, bien sûr, la détresse de son fils. Il le regarde arriver d'un air entendu, et laisse s'installer un silence apaisé.

— J'en peux plus, papa. Hector, ce n'est qu'une partie de l'iceberg. Je passe mon temps à me faire reprocher l'indécision génétique de mes ancêtres.

— Tu sais, je suis passé par là aussi. Regarde ce que je suis devenu. Laisse parler, Platy. Nous nageons plus vite qu'un castor, nous stockons plus de graisse qu'un poisson, nous empoisonnons plus fort que certains serpents, nous pouvons aller dans l'eau comme sur terre... C'est normal que des animaux moins développés souffrent de la comparaison !

— Oui, mais nous ne parlons pas aux autres animaux.

— Nous ne parlons pas ? À quoi sert le morse dans ce cas ?

La vague électrique, pleine de bienveillance, que son père dégage lui fait monter les larmes aux yeux.

— Tu devrais te concentrer sur la période de reproduction. Elle a déjà commencé.

— Je n'y arrive pas. Et puis j'ai toujours préféré l'intellectuel au physique, tu le sais.

— Oui. Sauf que la chasse, c'est vital. La reproduction, aussi.

— Tu sais de quoi j'ai rêvé, encore cette nuit ? De défendre le droit des ornithorynques à la tribune de l'Assemblée. De plaider pour qu'une résolution approuvant le droit à la différence soit adoptée. Mais je ne suis pas assez efficace en morse ! Il faut que je bosse mon éloquence, comme toi.

Aristide lâche un petit couinement amusé.

— Tu viendras chasser avec moi demain. Pour l'école d'éloquence, on en reparle. J'ai un vieil oncle qui vit encore en Tasmanie. On est nombreux là-bas, et il connaît du monde dans le cursus d'éloquence morsique. Je l'ai déjà évoqué avec ta mère.

— C'est vrai ?

— Bien sûr. J'ai longtemps porté ce combat. Ce serait hypocrite de notre part de t'empêcher d'y prendre part à ton tour.

Cette fois-ci, les larmes coulent intensément le long de la mâchoire du jeune ornithorynque. Mais au moment où Platy s'apprête à frotter sa tête contre celle de son père, une onde d'effroi frappe leurs électrorécepteurs.

— MAMAN !

Sans perdre une seconde, les deux monotrèmes foncent dans le terrier. Dans la pièce principale, Mona se colle contre le mur. Comme toutes les femelles, ses glandes à venins sont vides, mais elle pointe tout de même ses éperons vers un ornithorynque massif et brun, dans la force de l'âge.

— Roland, que fais-tu ici ?

— La période de reproduction est ouverte. Je viens te prendre ta femme. Tu es devenu faible, et Mona est toujours en forme.

Avec rage, son père fonce sur son rival. Ce dernier l'esquive. D'un puissant coup de queue, il frappe puissamment Aristide dans la mâchoire, l'assommant momentanément. Roland avance sans se presser. Il pose la patte sur le crâne de son adversaire. L'œil triste d'Aristide se fixe dans celui de son fils.

— Non Platy ! Tu n'as pas le droit d'intervenir !

Le petit ornithorynque est stoppé net dans son élan par la violence de l'ordre de son père. Une seconde plus tard, l'éperon découpe un trait fin dans la gorge d'Aristide, et le venin de Roland commence à faire effet. La respiration du vieil homme se fait courte. Une dernière vague de douleur traverse le terrier. Mona pleure.

:▭

Sans un bruit, Platy se glisse dans la rivière ancienne. Cinq ans ont passé depuis la mort d'Aristide. Roland a pris sa place. Son beau-père et sa mère ont accepté qu'il parte en Tasmanie. L'eau est calme. Elle apaise ces doutes. L'hiver est bientôt là, il lui faut faire un maximum de réserves. En quelques minutes, Platy repère et stocke une dizaine de petites écrevisses. Les œufs vont bientôt éclore, et un ferry baleine part pour Sydney dans quelques jours. L'Assemblée est pour bientôt.

Pour la première fois, un ornithorynque va s'exprimer à la tribune des animaux.


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