Un maire sans lunettes

13/11/2022

Un texte écrit dans le cadre du passage du tweet à la nouvelle. Le tweet qui a inspiré cette histoire est à retrouver à la fin du texte.

Jamais la mairie n'a connu une telle effusion. Aux deux étages, les employés furètent. L'édile a perdu ses lunettes, n'a pas de paire de rechange, et la Présidente arrive dans l'heure. Il s'est déjà pris trois portes, une armoire. Ce n'est pas la première crise que Claire doit gérer depuis son arrivée à la mairie l'an dernier, mais c'est de loin la plus grave. Son regard est inquiet, ses ongles rongés jusqu'au sang. Elle jette un énième regard à l'horloge premier prix qui surplombe l'accueil. Comme par hasard, ce jour-là, elle fonctionne, et les aiguilles semblent prendre un malin plaisir à tourner plus vite que d'habitude. Les têtes sont baissées, les gestes saccadés, et personne n'est capable de remettre la main sur ces foutues lunettes.

Le besoin de respirer de l'air frais, soudain. La directrice de cabinet ouvre la petite porte de service et s'assied sur les petites marches de béton usé de l'arrière-cour, ses baskets blanches dans le gravier et son regard inquiet fixant machinalement la haie taillée au rasoir du jardin municipal. Ses doigts tapotent frénétiquement la coque de son téléphone qui ne cesse de vibrer.

— Claire ? Le maire vous demande.

— Je sais.

Avec un soupir, elle se relève, son habituel sourire d'appart fixé sur les lèvres. Elle ne doit rien laisser paraître, même si elle sait que ses collègues ne sont pas dupes. Stéphanie lui tient la porte avec un petit sourire d'encouragement, puis repart s'assoir derrière son ordinateur, le dos raide. Elle sera en première ligne à l'arrivée de la Présidente de la République, et restera à son poste jusqu'à ce que la Présidente ne reparte.

En montant les marches qui mènent au bureau de son employeur, la jeune directrice de cabinet retrace de nouveau la matinée à toute vitesse. Le maire est entré avec sa paire de lunettes dans la mairie à 8 h 30 pétante. Joseph a vérifié les enregistrements des caméras de surveillances, et elles étaient là, sur le bout du nez écrasé du maire, toutes rondes, innocentes. Qui aurait pu croire alors qu'elles provoqueraient un tel remue-ménage ? Le maire les portait au moins jusqu'à 10 h. Il n'apparaît ensuite plus sur les caméras ou alors, le visage dans l'ombre. Et à 14 h, un formidable « BANG » signale que l'édile s'est pris la porte de son armoire. La Présidente est censée arriver deux heures plus tard... c'est-à-dire maintenant.

Le bois terne des doubles portes en battant du petit bureau s'ouvrent avec un couinement. Un homme en costume délavé, un peu trop large pour lui, le visage creusé de rides, la moustache en brosse épaisse et blanche et le crâne dégarni, fait les quatre cents pas devant une grande table en bois, l'air préoccupé. Ses yeux verts s'illuminent toutefois en voyant sa directrice de cabinet arriver dans la pièce.

— Ma chère Claire ! Je crains que nous n'ayons pas le temps de retrouver ces lunettes...

— Non, clairement pas, monsieur Regnier. Elle va arriver d'un moment à l'autre.

— Mais il nous faut cette subvention. Vous savez comme Catherine Delange peut être à cheval sur le protocole, et si je suis incapable de clamer à haute-voix mon discours, de lire puis de signer ce contrat, elle va douter de ma capacité à mener à bien le projet. Elle est de l'autre bord, et elle profitera du moindre écart pour donner priorité à Vignard.

Les larmes commencent à forcer pour passer la barrière de ses yeux noisette. Non ! Claire, tu te ressaisis !

— Je sais à quel point le musée compte pour vous. Votre mère...

— On va trouver une solution, le coupe-t-elle de crainte de craquer.

— Laquelle ?

Claire se détourne du vieil homme et remonte une à une ses manches de chemisier blanc face au miroir de la petite cheminée plaquée de faux marbre. Elle regarde sans les voir ses cheveux noirs, tirés en un épais chignon foutraque, son front toujours trop large, ses lèvres trop fines. Délicatement, elle accroche les deux derniers boutons et dégage ses avant-bras. La jeune collaboratrice sent l'espoir de Regnier qui pèse sur ses épaules. Il attend patiemment qu'elle parle. C'est systématique : lorsqu'il faut réfléchir en urgence, la jeune femme a son rituel, et chaque fois, il sait qu'une solution en sortira... pour peu qu'il se taise suffisamment longtemps.

Après quelques minutes, un plan se dessine.

— Monsieur le maire, vous m'avez bien dit que vos appareils auditifs vous permettait d'écouter de la musique ?

— Oui, enfin, c'est ce que m'a dit ma petite-fille... répond-il timidement, les mains tordues de peur.

— Très bien. Vous avez également votre ordonnance de lunettes ?

— Hum... ma femme l'a rangée, marmonne-t-il avec son accent hérité du patois. Elle devrait pouvoir me les retrouver…

— Si vous les rangiez vous-même, vous sauriez où elle est rangée, soupire Claire, mi-exaspérée, mi-attendrie. Vous allez appeler votre femme. Lui demander d'apporter l'ordonnance à monsieur Demil dans l'heure, et que ce dernier trouve une paire de lunettes standardisée qui se rapproche le plus possible de votre correction. Non mieux ! Demandez à votre femme d'aller directement le voir, il doit les avoir dans le système informatique de la boutique. En attendant, nous allons activer la connexion sans-fil de vos oreillettes pour que Sophie puisse discuter avec vous.

— Sophie va me parler dans l'oreille ?

— Oui, elle vous dictera votre discours et votre contrat. Vous n'aurez qu'à répéter après elle.

Perplexe, le maire s'est assis sur sa grande chaise en cuir noir au fur et à mesure de son exposé. Claire lui enlève délicatement une de ses deux oreillettes. Après un long appui sur le bouton minuscule dissimulé sur le côté de l'appareil, une lumière bleutée se met à clignoter. Elle jette un œil à sa discrète montre dorée. Comme à son habitude, Delange est en retard. Satisfaite, Claire se presse vers les escaliers qui mènent à l'accueil, en lançant :

- Ne bougez pas, je reviens dans cinq minutes !

Il est 16 h passé de quinze minutes. En bas, Sophie utilise son smartphone pour susurrer dans l'oreille du maire, ravie. Lui l'est moins, et tente d'attirer l'attention de sa directrice de cabinet, qui fait mine de ne rien voir.

— Super, tout est prêt ! s'exclame cette dernière, l'air faussement enjoué.

À peine quelques minutes plus tard, quatre voitures noires s'arrêtent devant le petit PMU, en face de l'hôtel de ville. Un policier à moto s'arrête pour ouvrir la porte de la berline située au milieu du convoi. La Présidente de la République, Catherine Delange, prend pied sur le trottoir communal, sans adresser un regard à l'officier, tandis que Claire descend sans se presser les marches de la mairie, en croisant intérieurement les doigts pour ne pas tomber. La quarantenaire la plus puissante de France, les cheveux blonds et courts taillés en brosse, le regard militaire, lui tend la main.

- Claire ! Quel plaisir de vous rencontrer enfin, après tous ces appels. Ah vous quand vous avez besoin de sous sous, vous êtes coriace, on peut le dire !

- Madame la Présidente, le plaisir est plus que partagé, répond la directrice de cabinet avec un sourire de façade. Vous savez sans aucun doute ce que c'est que de vouloir à tout pris porter un projet…

- Naturellement, et je dois admettre que votre projet de musée est très bien ficelé, répond sèchement la Présidente de la République. Où est ce sacré Regnier ? Je me mets à dos ce croûton de Vignard alors même qu'il est encarté depuis 50 ans à Courons !, et ce vieux gaucho n'est même pas capable de venir serrer la pince à son ancienne adversaire ?

- Monsieur le maire vous demande de l'excuser, il écrit les dernières phrases de son discours... Vous connaissez son perfectionnisme, répond platement la jeune femme.

Ah la garce ! Cela fait à peine cinq minutes que Catherine Delange est arrivée, mais Claire est déjà épuisée.

/U-U/

- Batterie faible... hein quoi ? Heu... sous réserve de l'acceptation du prêt par la banque, la livraison du musée sera effective sous trois ans…

Merde ! Catherine Delange redresse brusquement la tête et hausse un sourcil. L'air de la salle des fêtes se charge d'électricité. C'est la troisième erreur que fait le maire. L'apéritif s'est déroulé sans encombre, tout comme le discours. Michel Regnier n'a rien perdu de ses capacités oratoires. Même la Présidente a eu l'air d'être sous le charme du vieil homme. Quelques saillies sarcastiques, tout au plus. Mais face au texte complexe du contrat, Sophie, ses écouteurs et lui-même ont du mal à suivre le rythme.

Au moment où Claire envisage sérieusement de tourner les talons et de fuir, ses mains, moites et cachées dans son dos, reçoivent une petite boîte. À peine a-t-elle le temps de tourner la tête pour voir monsieur Demil qui disparait par une porte, non sans lui lâcher un clin d'œil amusé. Discrètement, tous les employés s'activent. Sans même que la Présidente ne le remarque, la boîte à lunette remonte la salle des fêtes, passant de main en main, jusqu'à finir sur les genoux du maire.

— Excusez-moi madame la Présidente, s'interrompt l'édile, le regard pétillant. Mes yeux peinent à tenir la cadence… La fougue de la vieillesse : j'ai voulu faire sans, mais je me vois forcé de mettre mes lunettes !

La Présidente acquiesce brièvement de la tête. Au fond de la salle, Claire, lui fait un grand sourire, les yeux humides.

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